Comme souvent l'après-midi, le Nibar Bar connaissait un instant de calme tout à fait relatif. C'était toujours le moment de répit avant la grosse tempête du soir. Quand les habitués commençaient à arriver en nombre pour se rincer le gosier au bar et reluquer les filles, qui elles aussi se trouvaient en plus grand nombre et assuraient le show sur la scène qui partait des coulisses jusqu'au milieu de la salle. Quelques serveuses déambulaient avec des consommations, seulement vêtues d'un string et de talons aiguilles, portant à boire aux gars qui étaient là pour se rincer l'œil, ou passer un moment entre habitués. Certains avaient en effet pris l'habitude de venir jouer dans un recoin de la salle, ou quelques tables leurs étaient dévolues pour des parties de poker. L'argent rentrait dans la caisse, et l'heureux propriétaire des lieux avait le sourire devant ce petit miracle du capitalisme triomphant, même hors des frontières de son Amérique natale. C'était comme vivre le rêve américain, mais en Asie.
Imperturbable, il se trouvait derrière le zinc, essuyant des verres à whisky avec un torchon blanc. Déjà, des volutes de fumée de tabac flottaient dans l'air de la salle, et les enceintes crachaient du bon vieux rock qui tâche pendant que les donzelles se trémoussaient. Ce n'était pas la bousculade, et il déposa la torchon sur le bar, en faisant signe à une des serveuses de prendre sa place. Sortant une liasse de billets de la poche de son pantalon, il sortit de derrière le bar, et alla rejoindre les joueurs, prenant place le plus naturellement du monde à une table. Il échangea même quelques poignées de mains avant que la serveuse qui s'occupait de cette partie de la salle ne lui porte un russe blanc, sa boisson fétiche. Celle-là, elle savait marquer des points... Elle s'éloigna avec le sourire après avoir pris une petite tape sur les fesses, et un billet dans la pogne.
Juste après, l'un des gars attablés avec lui se mit à distribuer les cartes, et une partie de poker commença tranquillement, alors que des billets rejoignaient le pot. Pour l'instant, ce n'étaient que des petites sommes, mais le temps passant et l'alcool aidant, le démon du jeu pouvait vite posséder l'un ou l'autre des joueurs, et les enjeux pouvaient vite se mettre à grimper démesurément. Il avait vu plus d'un gars quitter le Nibar Bar fauché comme les blés, ou avec une dette assez importante sur le dos. De son côté, il n'avait pas le vice du jeu au point de finir à ce point dans la merde. Avec son bar à gérer, il savait généralement s'arrêter à temps. Et dans la mesure où il émettait des créances, il savait très bien le genre d'emmerdes auxquelles l'on pouvait s'exposer à se montrer trop insouciant avec le jeu. Généralement, il n'avait pas à se servir de sa batte ou de son fusil à pompe, mais on finissait vite avec des dents en moins ou quelques os cassés.
En plus, la première partie ne se solda pas en sa faveur. Il s'était couché, et avait bien fait. L'un des gars avait sorti un bon petit brelan de 10, et les deux qui avaient suivi s'étaient joliment faits ratisser de plusieurs beaux billets. L'un d'eux, agacé, se leva alors pour aller pisser, et le redneck se redressa sur sa chaise pour le suivre un instant du regard avant de soupirer bruyamment de reprendre son verre, et d'en écluser un bon tiers et de le reposer devant lui. C'était la loi du jeu. Des fois on gagnait, mais bien souvent, on perdait. Toute la science du jeu était dans le fait de savoir limiter la casse quand il le fallait. Mais bon, il n'en était pas vraiment au point de devoir parier sa chemise. D'ailleurs, il n'en portait pas. Il avait son t-shirt noir et une paire de jeans dessus. Attendant le retour de l'autre joueur, il tira une cigarette du paquet posé devant lui, et l'alluma avant de tirer dessus.
C'est à cet instant que la porte du bar s'ouvrit. De bar, il n'avait que le nom, car la direction se réservant le droit d'entrée, et il s'agissait bien plus d'un club. Son regard glissa très machinalement vers les nouveaux venus, et il arqua un sourcil en constatant qu'il s'agissait de plusieurs jeunes-femmes qui avaient tout l'air de porter des uniformes scolaires. Elles s'étaient trompées d'endroit, ou elles venaient demander à bosser au Nibar Bar? Cela arrivait que des étudiantes poussent la porte du bar pour cela. Dans le doute, il se leva, finissant son russe blanc d'un trait au passage avant de reposer le verre, et il alla vers elles en lançant:
"Hé bien les filles, vous vous êtes trompées d'endroit? Qu'est-ce que vous venez faire là?"