Un son inarticulé s’échappe des lèvres meurtries du colosse entravé. Sa gorge est sèche, son estomac crie famine depuis des heures, mais les matons qui le surveillent n’en ont cure. C’est de bonne guerre. Il a massacré de sa propre main des dizaines de leurs frères d’armes. Mulh’ad, le fléau des plaines s’efforce de remuer sa musculeuse carcasse nue, d’arracher ses entraves du sol, mais son corps entier n’est qu’une plaie béante. Ses nombreuses blessures ont néanmoins été sommairement nettoyées, voire cautérisées pour certaines d’entre elles, lui évitant l’infection, mais il a perdu beaucoup de sang et son estomac est vide depuis bientôt trois jours. Ses muscles lui semblent faibles, atrophiés, sa volonté, vacillante. Même son énorme chibre mou lui semble avoir été drainé de sa légendaire vitalité.
“De l’eau, Elfe. Je me dessèche."
Il s’exprime aisément en langue commune, mais avec un accent guttural, à couper au couteau. Les orcs sont réputés pour leur stupidité, mais tel n’est pas le cas de ceux qui sont nés pour les diriger. Les seigneurs de guerre, comme Mulhh’ad allient à la brutale force brute orque à l’intelligence et la ruse de la race dont ils sont en réalité issus : les elfes. Le colosse enchaîné est l’un des plus brillants stratèges de l’armée de Morgoth. Pourtant, il a été défait. Bien que la prison soit plongée dans l’obscurité, Mulh’had, nyctalope, comme tous les individus de sa race, distingue avec précision les traits poupins et veules de l’elfe qui l’observe avec un mépris évident, sans daigner lui répondre. Foutue race de pleutre. Il les hait, du plus profond de son être, et ne souhaite que la victoire totale et absolue de Morgoth et son règne éternel sur la terre du milieu. Quant à lui, parce qu’il a été vaincu et humilié par les faces pâles, il n’aspire qu’à une mort rapide et indolore que, de toute évidence, on lui refuse. peut-être les elfes ignorent-ils qu’un général orc vaincu sur le champ de bataille est considéré comme indigne de son rang et mis à mort s’il est restitué à ses semblables ? Mulh’had ricane sombrement. Il a vécu comme un guerrier, il est résolu et préparé à mourir sans regrets.
Dans le silence des geôles, il se repasse néanmoins les images de sa défaite. L’attaque de nuit, sur un camp désert, dans une cuvette rocheuse, l’encerclement par les troupes elfes, huit fois plus nombreuses. La pluie de flèches enflammées sur sa horde, prise au dépourvu. L’élégante silhouette de l’elfette blonde, juchée sur un puissant destrier, qui s’était jetée, l’épée au clair, dans la mêlée. Il aurait aimé l’affronter, la vaincre, la souiller ensuite. Mais, dépassé par un nombre croissant d'adversaires marchant sur les cadavres fumant de leurs camarades pour le pourfendre de leurs glaives. Et Mulh’ad avait fini par chuter, dans la boue, le sang et les boyaux de ses ennemis, perdant conscience en observant la silhouette gracile de la blonde elfette, dans son armure étincelante. Lorsque le bruit de plusieurs paires de bottes se rapproche, l'orc ne daigne pas lever les yeux. L'air buté, tête baissée, le musculeux colosse attend ses visiteurs, un sourire carnassier sur ses lèvres fendues. A la moindre occasion, il les massacrera tous, avant de violer leurs femelles.