Quand la tentation est trop forte... [Lissandre Verrières]

La situation devenait de plus en plus préoccupante...

Depuis plusieurs jours, Willow crapahutait dans les bois. Elle ne parvenait pas à trouver le moindre animal dans cette forêt. Pas un seul. Pourtant, il lui arrivait parfois d'entendre leurs bruits, ou de flairer leurs pistes, mais cela restait rare, et ils restaient quand même introuvables. La vampire était le plus clair du temps seule avec elle-même, dans un silence brisé uniquement par le sifflement du vent et le bruissement des feuilles. C'était incompréhensible. Peut-être que quelque chose, ou quelqu'un, avait fait fuir les animaux ? Ou peut-être qu'elle n'était simplement plus aussi douée qu'elle le pensait. La vampire soupira, lasse. Il était temps de rentrer.

Cela faisait, quoi, presque trois semaines qu’elle ne s’était pas nourrie ? Aucune proie ou gibier à se mettre sous la dent, pas la moindre goutte de sang. Certes, Nexus n’était pas très loin d’ici, et c’était un véritable marché géant : humains, elfes, nains, succubes… autant de cibles appétissantes à portée de crocs. La vampire n’avait que l'embarras du choix pour un petit suçon. Mais rompre sa promesse serait palinodique, se nourrir d’êtres humanoïdes était contre ses principes… pour l’instant. Elle ne pouvait pas se priver de nourriture indéfiniment. La soif devenait déjà insoutenable.

Un nouveau soupir. Peut-être que demain sera un jour meilleur. Willow rebroussa chemin, en direction de sa modeste cabane, à l’orée de la forêt. Il faisait nuit, mais l'obscurité ne la gênait nullement. La fraîcheur de la brise nocturne non plus. En revanche, la terre sur sa peau et les morceaux de feuilles mortes dans les cheveux étaient quand même désagréables. Un bon bain pour nettoyer la saleté accumulée par son excursion ne serait pas de refus ! La jeune femme fit un détour en direction du cours d’eau, une petite rivière à l’eau claire. Les arbres dispersés laissaient passer la lueur pâle du clair de lune. Parfait.

Elle ôta ses vêtements, qu’elle déposa soigneusement sur un roc, et plongea nue dans la rivière. L’eau fraîche sur sa peau était agréable. Elle ferma les yeux et se laissa aller, doucement bercée par la houle légère du courant. Pendant quelques minutes, son esprit était apaisé, ses soucis envolés. Ou presque. La vampire avait beau ne penser à rien, son appétit n'était jamais vraiment silencieux, et continuait de la titiller, comme une arrière pensée qu'elle n'arrivait pas à ignorer. Comme une épine sournoisement plantée sous le pied...

Willow se redressa brusquement. Un bruit de branche cassé venait de trahir la présence d'un intrus. Ami ? Ennemi ? Cela n'avait pas d'importance. Elle avait appris avec le temps que, pour survivre, il valait mieux attaquer d'abord et poser les questions ensuite. Avec une vitesse surhumaine, elle bondit hors de l'eau, sa peau humide scintillant sous l'éclat lunaire. Belle et nue, sa silhouette évoquait celle d'une nymphe prenant un bain de minuit... mais ses pupilles rouges et ses canines acérés trahissaient sa nature. Elle repéra aisément la source du bruit, et la plaqua au sol, saisissant fermement ses poignets. Le regard vif et prête à réagir en cas de mauvaise surprise, elle l'interrogea, menaçante, le visage au-dessus du sien.

- Qui es-tu !? Que fais-tu ici !?

Lissandre avait pris un portail sur Terre pour l’emmener… où ? Elle n’avait pas su au début. Seule dans un monde inconnu, son apparence avait d’abord poussé les gens à s’éloigner d’elle. La croyant peut-être maudite ? Mais, à force de sourire et douée d’une énergie increvable, elle était parvenue à apprendre quelques informations. Elle se trouvait dans un monde du nom de Terra. Dans un endroit où une immense forêt s’étendait dans la région. Forêt qui abritait la bâtisse d’un vampire effrayant ! Lissandre avait ri au nez de l’homme qui avait mis les formes pour rendre son histoire encore plus effrayante.

« Vous ne m’aurez pas aussi facilement ! Je ne suis pas né de la dernière pluie. Je ne crois plus au Père Noël ! Et donc, vous m’avez dit que le vampire se trouvait dans cette direction, c’est ça ? »

Tendant sa main gantée de latex rose vers un arbre de la forêt parmi un millier d’autres, elle reçut la réponse de son interlocuteur :

Conteur : « Pauvre sotte ! Cinglée sans instinct de survie ! Tu mourras, les crocs du vampire dans ta gorge. Va donc mourir dans la forêt. Et oui, c’est bien par là que je t’ai dit que le vampire se trouvait ! »

« Merci beaucoup, monsieur ! »

Avec un grand sourire, elle répondit à son interlocuteur. Rapidement, elle alla d’un pas pressé s’enfoncer dans la forêt.

Maintenant, elle commençait à réfléchir. Elle était seule. Elle était habillée –comme d’habitude- de sa combinaison de latex rose moulant son corps à la perfection. Combinaison rose rehaussée d’une veste dorée. Un sac à dos rempli de divers équipements, et pas forcément le nécessaire vital pour partir en exploration d’un monde inconnu. Et ce, sans guide.

Lissandre commençait maintenant à hésiter. Elle progressait toujours dans la forêt, suivant la montre à son poignet qui lui permettait de conserver une direction unique. Heureusement qu’elle portait des chaussures ranger avec cette végétation luxuriante. Sinon, elle aurait depuis bien longtemps senti les piqures et les morsures de Dame Nature.

(branche qui craque)

(sifflement dans l’air)

(choc contre le sol)

(découverte surprise et effrayante)

« Je- Qui je suis ? Ce que je fais là ? »

C’était la peur qui parlait. La surprise également. Lissandre ne comprenait pas comment elle pouvait être allongée au sol. Elle n’avait rien vu venir. Même si elle se trouvait dans le noir, elle ne comprenait pas comment elle avait pu être aussi vite surprise par quelque chose qui avait forme humanoïde.

(goutte d’eau qui tombe sur visage)

*De l’eau ? Pourquoi ? *

Il y avait les yeux rouge qui plongeait dans les siens. Il y avait les crocs qui menaçaient sa vie. Pourtant… Pourtant c’était les gouttes d’eau rebondissant contre son corps qui attirait son attention. Alors, avec un sourire chaleureux, elle répondit enfin :

« Je m’appelle Lissandre. Je viens de très loin pour vous. Et… vous êtes nue ? »

Willow avait vécu par exil intermittent pendant des siècles. Ses aptitudes physiques exceptionnelles lui permettaient facilement de tenir tête à n'importe quel être humain, mais lorsqu'ils essayaient de brûler sa maison pendant son sommeil, de lui tendre des embuscades, ou de la chasser par dizaines armés de fourches, c'était une autre histoire... La vampire était donc naturellement sur la défensive, ou en l'occurrence l'offensive. En particulier lorsqu'elle était prise au dépourvue.

- Hmm, hmm...

Elle hocha lentement la tête, silencieuse, tout en la jaugeant du regard. L'intruse paraissait sincère. Elle ne lui semblait pas représenter une menace, ni n'avait l'air de lui vouloir du mal. Tant mieux. Sa réaction avait peut-être été disproportionnée, mais elle ne le regrettait pas. Par les temps qui couraient, elle n'aurait eu aucun scrupule à lui tordre le cou sur place. Lui tordre le cou... son cou délicat... si appétissant... pulsant au rythme des battements de son cœur... ses artères à portée de ses crocs...

Willow cligna vivement des yeux, retrouvant ses esprits. Ce n'était pas le moment de craquer. Elle se redressa rapidement et fit demi-tour, s'éloignant de la tentation, en direction de ses vêtements.

- Évidemment que je suis nue, jeune fille, tu m'as interrompue pendant ma baignade. Je ne t'ai pas faites rougir, j'espère. répondit-elle, amusée.

Une interruption qui lui avait d’ailleurs valu, techniquement, une agression bénigne mais violente. Willow était détendue, et pendant qu’elle se rhabillait, le dos tourné, elle poursuivit comme si de rien n’était.

- En tout cas, bravo, tu me cherchais, tu m'as trouvée. Que puis-je faire pour toi ? Si tu en es réduite à traverser les bois seule la nuit, j'imagine que tu dois avoir une bonne raison... à moins que tu ne sois inconsciente du danger ?

Elle termina en enfilant sa robe, et fit face à la visiteuse, les mains sur les hanches. Son léger sourire était accueillant, mais ses canines pointues étaient quand même visibles. En parallèle de la discussion, la tenue de la jeune femme attira son attention. Une tenue étrange, moulante et séduisante, comme une seconde peau, tissée dans une matière brillante. Elle avait beau avoir beaucoup voyagé, c'était bien la première fois qu'elle voyait ça. Piquée dans sa curiosité, elle ajouta.

- D'où viens-tu ? Je n'ai jamais vu une telle tenue... est-ce un nouveau tissu tekhan ?

La femme qui était devant ses yeux était de toute beauté. Et elle était seulement éclairée par l’astre lunaire. Lissandre resta quelques instants observatrice et silencieuse av   ant de finalement retrouver l’usage de sa langue.

« Je viens de très loin. Si loin que je ne connais rien de cette région et que je ne sais même pas ce qu’est un tissu tekhan. Tekhan, je le prononce bien ? »

Lissandre baissa la tête et découvrit comment elle était habillée. C’était tellement normal pour elle que la question la surprenait.

« Oh ! Ça ? C’est du latex. Je sais que c’est peut-être idiot, mais je préfère ce latex rose à ma peau de naissance. C’est comme une famille. On ne choisit pas sa famille mais on peut choisir de s’en créer une nouvelle. Et bien moi, je préfère ma peau d’adoption à ma peau de naissance. »

Elle parle, elle parle. Elle s’intéresse aux questions de son interlocutrice. Mais en oublie de l’observer. En oublie les manières. En même temps qu’elle se présente, elle se rend alors compte des yeux rouges et des crocs. Mais, bizarrement, cette impression de férocité est nettement amoindrie par la robe et le jeu de lumière nocturne. Probablement parce que Lissandre a travaillé dans le milieu du cinéma et des effets spéciaux avant de voyager vers un autre monde.

Elle s’approche alors, main tendue.

« Je m’appelle Lissandre. Lissandre Verrières. Enchantée de vous rencontrer. »

Elle regarde alors autour d’elle. Des arbres, des arbres et encore des arbres. Et pas une seule bâtisse en vue. Pas une seule source de lumière et de chaleur en vue. Lissandre décide alors de retourner son attention sur ces yeux couleur de sang.

« Peut-être qu’on pourrait poursuivre cette conversation au chaud et sous les lumières ? »

- Pas tout à fait. C'est Tekhan. TE-KH-AN.

Elle corrigea sa prononciation avec bienveillance, sans moquerie.

- Cela vient de Tekhos, une... hum... disons, société matriarcale, très avancée technologiquement. C'est étonnant que tu n'en ai jamais entendu parlé.

Au moins aussi étonnant que ses explications sur ce qu'elle appelait "latex". Une seconde peau ? Serait-ce du polymorphisme partiel ? Sa réponse l'avait encore plus embrouillée et soulevait davantage de questions. Pour le moment, Willow se contenta de hocher la tête, faisant mine d’avoir compris.

Elle tendit la main en retour, amicalement, mais toujours avec une pointe de méfiance. Sa peau était d’une froideur surnaturelle, en contraste avec celle de son interlocutrice qui était douce… chaude… aux pulsations sanguines perceptibles… un délicieux nectar qui coulait dans ses veines… juste une petite morsure, ça ne fera de mal à personne…

Le hululement d’un hibou la ramena à la réalité.

- Euh, ahem. Enchantée Lissandre, tu peux m'appeler Willow.

Elle ajouta sur un ton taquin, en souriant.

- Et me tutoyer, aussi.

Avant de poursuivre.

- On peut s'abriter chez moi, ce n’est pas très loin. Suis-moi, c’est par là. Et reste bien près de moi, il y a des animaux affamés qui se feraient un plaisir de te prendre pour casse-croûte.

Dont une certaine vampire… La jeune femme ouvrit la marche, et s’engouffra un peu plus profondément dans les bois. Le clair de lune, entravée par les feuillages, éclairait partiellement leur chemin. Mais la vampire était ici chez elle. Elle évitait sans problème les racines traîtresses et les branches de ronces. Même dans l’obscurité la plus totale, elle n’aurait eu aucun mal à retrouver son chemin. Elle en profita pour évaluer brièvement la situation. Resister à la tentation de la mordre était un effort terrible. D’un côté, elle se refusait catégoriquement à lui faire du mal, c’était immoral et contre ses principes. De l’autre côté, elle avait terriblement faim. Et c’était comme si le destin lui avait servi ce repas sur un plateau d’argent, après plusieurs jours de jeûne… Cruel dilemme.

Elles arrivèrent finalement face à une modeste cabane en bois.

- Et voilà, on y est. Bienvenue chez moi.

Willow alluma la cheminée, pour réchauffer et éclairer la pièce pour son invitée. C’était une grande pièce à tout faire, on y trouvait une bibliothèque bien fournie, un lit tout à fait ordinaire, une table avec une unique chaise, un coin herboristerie avec divers bocaux sur son bureau et étagères. Et maintenant, une appétissante réserve de sang frais. Elle soupira. Plus le temps passait, plus elle essayait de se convaincre que ce n’était pas si grave, qu’elle pouvait se servir un peu et que la victime ne prendrait que quelques jours pour être complètement rétablie. La vampire chassa rapidement ces idées de son esprit, espérant que ses moments pensifs avec elle-même passaient inaperçues, et reprit la conversation où elles l’avaient laissé dans les bois.

- Tu disais venir de loin ? Qu’est-ce qui t'amène dans cette forêt ?

Un frisson parcourut Lissandre quand Willow lui serra la main. Il fallait toutes les deux qu’elles sortent des bois pour aller se réchauffer. Willow plus que Lissandre !

Lissandre eut plus de difficultés à traverser la forêt. Son terrain de prédilection étant la ville surpeuplée. Mais avec l’aide de la lune et en observant où Willow mettait les pieds, elle n’eut que quelques frayeurs de possibles chutes. Et enfin la cabane de bois apparaissait. Heureusement qu’elle se trouvait derrière Willow car Lissandre eut une moue dépitée. Elle ne savait pas pourquoi mais elle s’attendait à entrer dans un château de pierre.

*Mieux vaut la cabane que rien de toute façon ! *

Pendant que le feu dans la cheminée était nourri et surveillé pour qu’il grandisse bien, Lissandre observa l’environnement de l’intérieur de la cabane de bois. Très rapidement, elle remarqua que c’était un intérieur pour une seule personne. Elle ne voyait pas où s’asseoir. Et elle ne se projetait pas dormir ici.

*Je me réchauffe d’abord et on avise de la suite après ! *

« Oui, je viens de loin. Je viens d’au-delà les étoiles. »

Elle termina sa courte explication d’un sourire. Si elle devait revoir cette scène comme celle d’un de ses films qu’elle voulait produire sur Terre : elle serait obligée de dire que cette personne était folle. Sur une planète étrangère, dans une forêt inquiétante, chez une vampire, habillée étrangement et souriant ? Oui, cette personne pouvait être qualifiée de folle. Mais Lissandre trouvait tout ça parfaitement normal au moment de l’action.

« Et je suis ici pour rencontrer un vampire. J’aimerai beaucoup parler avec lui et apprendre à le connaître. J’ai entendu beaucoup d’histoires d’où je viens. On le dépeint comme une créature machiavélique. Une bête assoiffée de sang incapable de contenir ses pulsions. Mais je refuse de croire tout ça. Je pense que le vampire a son histoire et que son passé peut expliquer ses réactions violentes. Je veux donc apprendre à le connaître et utiliser son histoire. Pour créer mes propres histoires. »

Elle s’arrêta de parler et observa Willow.

« Mais tout ça est peut-être étrange pour toi. Heureusement pour toi, je suis quelqu’un d’ouvert d’esprit et j’adore répondre aux questions ! »

Et, une nouvelle fois, elle lui sourit. Elle était ce genre de personne qui semblait illuminer une pièce rien que par sa présence.