La poussée sur les frontières d'Ashnard n'était pas facile. Lamnard avait déjà songé à se replier, à laisser ces territoires lourdement fortifiés derrière lui pour se retourner vers Nexus. Mais il avait échauffé la marine de la grande république, et nombre d'esclaves étaient employés ici. Par ailleurs, il avait fini par réaliser que, si les armées étaient plus fortes ici, elles étaient aussi largement cantonnées à leurs forts et à des patrouilles très limitées. Le navire n'avait eu guère de difficulté à traverser les rivières secondaires des plaines alluviales.
Dans cette région très verte, les villages étaient vastes, les fermes isolées nombreuses, et la population plus portée sur l'agriculture que sur la maçonnerie. Le guerrier blond savait qu'il devrait bientôt quitter le secteur, laissant les esclaves libérés ne s'étant pas engagés à leur nouvelle vie. Il était sceptique : plutôt que de se disperser dans les bois et de s'y faire oublier, ils avaient pris possession des communautés pillées par l'équipage de Kystrejfter. Dortogne était un exemple particulièrement inquiétant : le village était vaste et construit de sorte à protéger les familles bourgeoises et leurs possessions, pas la grande majorité des échoppes et maisons. Si Ashnard se décidait à reprendre la place avant les moissons prochaines, les insurgés, sans formation militaire ni équipement réel, seraient affamés dans ces demeures fortifiées avant d'être écrasés en tentant de s'enfuir.
Mais, dans l'immédiat, Lamnard et les siens avaient besoin de temps pour recruter et se reposer. Bien qu'il soit un chef et se considère comme celui qui avait libéré cette ville, il ne se comportait cependant pas en dirigeant. Il avait laissé les affranchis s'organiser à leur convenance, transformant les résidences bourgeoises en habitats casernements. Beaucoup d'entre eux avait pioché dans les armureries des gardes, mais les stocks avaient vite péréclité. Les premiers, bien équipés et souvent anciens préposés aux armureries, s'étaient autoproclamés stratèges protecteurs de Dortogne, dirigeant bientôt une foule de crasseux armés d'outils agricoles et sans grande importance. On en trouvait à chaque coin de rue, avec les couleurs de leurs stratèges respectifs, cherchant à imposer de l'autorité par leur nombre.
On parlait d'élections prochaines, et les valeureux protecteurs de Dortogne commençaient à se transformer en crieurs publics, fléau, cognée ou faux à la main. Ce n'était vraiment pas encourageant.
C'est dans ces circonstances que Terria avait débarqué à Dortogne, ne sachant trop dans quel guépier elle avait débarqué. Elle avait bien vu des gardes, mais n'avait pas forcément identifié les brassards qu'ils portaient, difficiles à distinguer dans la lumière déclinante : il y en avait de trois sortes, vert, bleu et orange. Les protecteurs s'étaient attendu à ce qu'elle annonce rendre visite à un des stratèges, reconnaissant ainsi son importance et lui faisant gagner du prestige ; en fait, ils étaient justement là pour conduire le premier visiteur venu au stratège qu'il demanderait. Alors, quand elle demanda le libérateur qui se tenait à distance depuis le Grand Jour ... Oui, les affranchis avaient de l'imagination.
" Euh ... Faut voir avec l'stratège pottequeur Brön, mamzelle. C'lui l'chef du Dortogne, main'nant. "
" Pouah ! T'sais même pas l'dire cortement ! C'est stratège protecteur ! Et c'est Loragrim qu'y vous faut voir. "
" Loragrim ?! L'écoutez pas, Farnan est un gars d'ici, secondième au tir à la corde, seul'ment paskil avait pas l'droit d'être l'unième ! Mais maintenant, c'est lui, l'unième ! "
" Laisse parler la dulte entre elle, pèqu'not ! "
" Hé ! Tu vas bouffer ma ... "
" ... Suffit ! Elle va voir Loragrim, c'est tout ! "
" C'est quoi, encore, ce raffut ? "
De l'obscurité croissante régnant entre les bâtisses, une paire de personnages nouveaux étaient apparue. L'un d'entre eux était une femme, d'apparence inoffensive, mais l'expérience de Terria la poussait à ne pas lui tourner le dos malgré son air angélique. Celui qui avait parlé était un petit homme barbu et trapu, qui comptait probablement un nain dans ses ancêtres, et portait maille, bouclier et épée longue. Il avait une voie puissante et autoritaire. Sa seule phrase avait raidi les pouilleux, qui s'étaient finalement calmé et écarté tandis qu'il approchait de Miss Terria. La femme ne parlait toujours pas, mais, malgré son allure rustre, le petit barbu fit preuve d'une étonnante diplomatie, posant ses armes à terre avant de parler d'une voix presque chaude, quoiqu'un peu rapeuse :
" Madame, veuillez les excuser. Nous avons beau les avoir affranchi, ils continuent de se chercher un maître. "
" Etes-vous celui qu'on appelle Lamnard ? "
" Ca non, et si vous venez pour voir Kystrejfter, vous ne le trouverez pas dans ce fichu cloaque d'adorateurs de la politique. Nous pouvons vous mener à lui. Vous êtes qui et vous venez de la part de qui ? "
" Miss Terria. Je viens de mon propre chef. "
Un regard intrigué s'échangea entre les deux aventuriers, mais ils ne firent pas preuve de méfiance ni de surprise particulière.
" Je suis Olgiar. Et elle, c'est Dulcinea. Veuillez nous suivre. C'est pas tout prêt, vous pouvez remonter si vous le souhaitez. "
Faute de meilleure option et un peu rassurée d'avoir trouvé meilleure escorte, elle se laissa convaincre de les suivre. Elle était en plus certaine d'être en sécurité : chacun de ses accompagnateurs aurait été capable de régler leur compte à la garde improvisée qu'elle avait rencontré. Elle était sur la bonne voie.
Et, effectivement, la voix n'était pas à Dortogne. Ils avaient coupé à travers un quartier. Les échoppes vandalisées témoignaient encore des feux et des combats. Beaucoup de fenêtres étaient brisées, du sang avait séché, les façades étaient noircies. Certes, une fois en position de force, les pillards avaient pu compter sur l'aide des esclaves locaux, mais, tout de même, Dortogne n'était pas la cible la plus facile de la région. Elle ignorait le nombre d'hommes (et de femmes) dont disposait Lamnard, mais, à en juger par les deux exemples qu'elle avait là, quelques-uns pouvaient suffire à créer le doute dans un village comme Dortogne.
Ils s'éloignèrent de la ville qui s'éclairait, s'enfonçant dans un bois noir, sur un sentier battu par des générations d'hommes et d'esclaves, et débouchèrent sur une rivière calme et une dépression herbeuse. L'Ashnardienne avait déjà repéré les deux feux brûlant ici, mais elle put voir la silhouette ténébreuse du navire ayant amené les pillards jusqu'ici. C'était un bateau fin à fond plat et à voile, qui exhibait une figure apparemment draconique à sa proue. A ses côtés, quelques silhouettes éclairées par les feux dînaient tout en discutant tranquillement. Dulcinea les rejoignit sans dire un mot, mais Olgiar fit franchir le gué à l'intriguante. Là, sur l'autre berge, isolé, un géant de près de deux mètres, à la crinière blonde parée de tresses, son torse nu dévoilant un tatouage entrelacé mystérieux, réalisait une curieuse cérémonie, murmurant tandis qu'il se passait l'eau de la rivière, prise dans un bol, sur le visage et dans les cheveux.
Olgiar lui fit signe d'attendre, et la cérémonie fut très courte. Le grand blond se releva et vint vers eux. En approchant, les rayons de la Lune, qui avaient maintenant pris place pour la nuit, le révélèrent avec plus de détails. Elle put détailler le corps musclé, la tenue simple, et le visage aux yeux bleus transperçants. Terria ne pouvait plus être surprise des récits qu'on lui avait rapporté sur le personnage. Il échangea quelques mots dans une langue incongrue avec Olgiar, et le courtaud s'effaça enfin, les laissant seuls. Lamnard s'approcha de la dame, l'observant avec une claire curiosité, mais sans trahir d'appréhension particulière. Il avait l'air de s'attendre à tout, et son assurance était pour beaucoup dans sa légende et son autorité naturelle. Finalement, il brisa le silence, et parla, étrangement, dans un ashnardien presque parfait et avec très peu d'accent.
" Olgiar m'a dit que vous chercher Lamnard. Je suis Lamnard Kystrejfter. Je m'attendais tôt ou tard à de la visite, mais je m'attendais à un commandant arrogant et son armée. Je ne vois pas d'armée, et vous n'êtes pas préparée pour la bataille. Que me voulez-vous ? "