Seikusu. En cette heure crépusculaire, entre chiens et loups , le quartier d’affaire rassemblant les hauts immeubles de luxueux bureaux modernes se vidait lentement de son fourmillement d’êtres humains. Le soleil hivernal avait disparu depuis déjà plusieurs heures, la lumière naturelle laissant sa place à celle des hauts réverbères qui inondaient les trottoirs d’impeccable béton gris d’une clarté parfaitement blanche. Oh, tout était si calme, si paisible quand les derniers claquement de chaussures cirées laissèrent la place à un silence presque totale, à peine perturbé par une timide brise fraiche.
Le grand immeuble aux baies noires siégeait dans un coin reculé de ce quartier, excentré délibérément comme pour s’assurer une tranquillité relative. Quelques feuilles mortes emportées par le vent vinrent heurter le haut grillage hérissé de barbelés délimitant la rue déserte et le morne parking de l’immeuble faiblement éclairé. Un unique portail métallique en régulait l’entrée, affublée d’un poste de vigil pourtant toujours laissé vide et seules les caméras en services disposées le long des grillages témoignaient de l’existence d’un minimum de sécurité.
Seul un énorme semi remorque noir vide était installé sur le parking, ne portant ni inscription ni marque publicitaire signifiant son appartenance. A l’image de l’engin, l’immeuble ne renseignait guère sur la société qui le possédait car il n’affichait ni enseigne, ni mention, comme si le bâtiment était parfaitement anonyme. Quelques hommes portant des habits civils déambulaient parfois à l’extérieur, unique activité visible de ce lieu. Des bureaux anonymes, mornes et à moitié vides, qui cela pouvait-il intéresser en fin de compte ?
Le bâtiment n’était pourtant pas inutilisé. La construction neuve avait été racheté à un groupe immobilier en faillite à un prix dérisoire et, inexplicablement, l’acheteur l’avait entièrement refait à neuf comme si l’argent n’était guère son souci. Et pour cause, cette nouvelle société n’était ni plus ni moins qu’un véritable OVNI dans le monde de la finance, tant son apparition soudaine et son enrichissement fulgurant avait suscité stupéfaction et envie parmi les initiés.
Malvo. Telle était la dénomination de ce nouveau fond d’investissement encore parfaitement inconnu il y a quelques mois dans le monde de la finance. Un nom sec, simple et efficace à l’image de cette société qui avait judicieusement investi dans un nombre croissant d’entreprises prometteuses, engrangeant d’impressionnants bénéfices, avant qu’elles ne fassent faillites, les laissant surendettées. Des méthodes moralement discutables, mais suffisamment légales pour que personne ne vienne y fouiner.
Qui étaient les investisseurs de cette société ? Comment était-elle parvenu à viser juste dans chacun de ces investissements ? Un certain nombre de paramètres restaient dans l’inconnu, et si quelques entreprises locales fermaient après le passage de
Malvo, qui s’en souciait ? Ce fond d’investissement n’était connu que des initiés de la finance ou bien de leurs ennemis un peu trop curieux, et chacun voulait sa part du gâteau, s’estimant assez influent ou méritant pour en faire parti.
Cependant, ceux s’étant montrés particulièrement insistants, avaient toujours récolté de désagréables mésaventures, et le fonctionnement de cette société restait profondément obscure. Tout comme sa direction. La société
Malvo était dirigée d’une main de maitre par une seule personne, chargée par les investisseurs de les représenter, de conduire leur business. Une seule femme en l’occurrence. A l’image de l’entreprise qu’elle dirigeait, peu d’informations circulait à son sujet, si ce n’est l’image d’une femme à la chevelure couleur de feu doté d’un charme magnétique.
Un physique presque trop parfait couplé à une autorité naturelle, presque une aura intimidante, dont cette femme d’affaire usait et abusait pour mener à bien son business. Ses employés l’appelaient seulement
Madame le plus souvent, mais elle était connu sous un autre nom, signant ses papiers sous les lettres
D.M. Deux lettres, et rien de plus. Son véritable nom n’était pas de notoriété publique, pas plus que ses origines, apparaissant presque comme par magie en même temps que la création de sa société.
En cette fin de soirée, confortablement installée dans le large fauteuil de cuir noir derrière un magnifique bureau de cèdre, D.M croisait souplement ses longues jambes effilées en regardant par la baie vitrée parfaitement propre donnant sur le centre ville. Ses longues cheveux roux se déposant librement sur les épaules de son ensemble veste de tailleur et jupe de bureau noires. Une véritable
working girl au regard de prédatrice. Sa tenue avait beau être tout en sobriété, cependant parfaitement taillé et adapté à sa silhouette d'un mètre soixante dix, il émanait d’elle un charme naturel, magnétique, et dangereusement attirant.
Et pour cause, D.M n’était pas humaine. Desmina de son véritable nom, n’était ni plus ni moins qu’une démone de rang élevé dans la hiérarchie infernale, s’étant entiché d’un nouveau passe-temps. Réapprendre les coutumes humaine de cette époque. Peu après avoir appris les rouages du capitalisme, elle n’avait eu absolument aucun mal à monter cette société
Malvo, et ces pouvoirs lui conféraient un énorme avantage en toute circonstance. Une efficacité démoniaque.
Desmina eut une moue pensive. Tout cela avait été si aisé pour elle, que cela en était presque désespérément ennuyeux. Presque. Aucun adversaire digne de ce nom ne s’était manifestait : il lui suffisait de se montrer, discuter quelques instants, et un humain récalcitrant cédait immédiatement. Permettant ainsi à sa société d’entrer en action, véritable parasite financier pompant jusqu’au dernier sous avant de se retirer.
La démone sous forme humaine se leva gracieusement, déambulant dans cette grand pièce quasiment vide aux murs neufs, si ce n’est son propre bureau, une armoire de rangement, quelques fauteuils et table basse. Seul un étrange pupitre exposant un grimoire sous une vitre de protection détonait. Desmina avait eu la fantaisie de racheter une ancienne copie de
l’Ars Goetia, un ancien grimoire du XVIIe siècle sensé contenir les noms de 72 démons, et elle l’exposait désormais dans son bureau. Un trait d’humour à ses yeux.
Revenant à son bureau, Desmina s’attarda à feuiller son dernier dossier en date, un nouveau objectif particulièrement juteux pour sa société et ses investisseurs. Une entreprise local de parking lui semblait prometteuse, les propriétaires étant de parfaits amateurs candides bien que récalcitrants au moindre coup de pouce financier. Un simple contretemps pour elle. Tel un serpent resserrant lentement ses anneaux, le schéma immuable allait se répéter : un prêt, des dettes, une mise en confiance, quelques pressions.
Bien sûr, ces méthodes lorgnaient souvent dans l’illégalité et la brutalité, mais D.M savait parfaitement gérer les autorités et les fouineurs à coup de pot-de-vin ou de chantage bien placé. A la limite de la mafia. Elle fut interrompu dans ses réflexions lorsqu’un de ses hommes, un employé chargé
d’encourager ses partenaires à signer ses contrats, frappa à la porte. Celle-ci était encore fermée, mais la démone savait parfaitement de qui il s’agissait.
« Entrez. » Dit-elle en appuyant ses hanches moulées par la veste de tailleur sur le bord de son bureau.
L’homme avait été recruté dans un pays de l’Est : grand d'un mètre quatre-vingt dix, carré, avec un fort accent slave rappelant les années de la guerre froide. Desmina n’imposait aucun uniforme, si bien qu’il portait un simple jean classique et une veste chaude pour braver cette fin d’hiver, ouvrant la porte pour pénétrer dans la pièce. Intimidé et nerveux. Il avait beau être une véritable brute capable de briser quelques phalanges sans sourciller, sa patronne le fixait de son regard implacable et l’homme avait l’impression d’être un agneau s’avançant devant un loup. Rien de plus qu’une réaction primaire de fuite face à un prédateur.
« M’dame. On a eu une intrusion en bas, une fouineuse. On l’a mise dans la pièce habituelle mais on peut s’en débarrasser directement. »Marquant un long moment de silence, D.M réfléchit, croisant les bras sous son élégante poitrine. La démone avait beau être sous une forme humaine, il émanait d’elle une beauté dangereuse, comme une séduction empoisonnée. Sa peau douce et claire s'alliait avec ses yeux d'un rouge sombre comme une splendide femme fatale sortie tout droit d'un roman noir. Ses courbes parfaites, alliage d'une poitrine équilibré et d'une chute de reins ferme, perturbaient n'importe quel mortel. Elle aurait pu remporter n'importe quel concours de beauté. Ajoutez à cela un caractère né pour diriger et une intelligence implacable, il était ainsi facile de comprendre l’origine de sa réussite. Desmina hocha la tête et daigna enfin répondre.
« Très bien. Laissez-la mariner. Je vais aller étudier son cas moi-même. »L’homme de main, du nom de
Yuri, se retira en inclinant la tête, quittant la pièce d’un pas lourd. La démone n’avait généralement pas pour habitude de faire une distinction parmi les fouines grouillant autour de sa société, mais ce soir, elle avait besoin de distraction. D’un insecte à qui arracher les pattes. Comme un saut d’humeur, Desmina ressentit le besoin de s’amuser avec une victime, bien qu’elle fondait peu d’espoir sur sa qualité ou sa capacité à lui résister. Peu importe, ses hommes se chargeraient de la faire disparaitre si l’instruise se révélait décevante. D.M se redressa dans une inspiration, et prit la direction du sous-sol, ses talons claquant avec un rythme régulier sur les dalles neuves.