Harrow avait, du point de vue de Kona commis une impardonnable erreur en ne la laissant pas gérer totalement le maigre contact qu’elle lui accordait. Mais il ignorait tout, il ne savait rien du lien, il ne savait rien de la relation qui unissait les druides et les grands loups. Ce qui se faisait, ce qui ne se faisait pas. Elle le trouvait touchant dans son ignorance et elle le laissa poser sa main sur son crâne sans le moindre dégoût, son regard était affectueux, le même que celui d’une grand-mère qui aurait encouragé son petit-fils. À son âge, ils n’étaient plus que ça à ses yeux, des milliers d’enfants qui protégeraient bientôt ce monde à sa place.
Aujourd’hui, il allait découvrir ce que le lien avait de plus beau à offrir, de plus déroutant, aussi, mais elle se garderait bien de lui montrer ce qu’il avait de plus sombre, le sacrifice, la peur. Non, la louve comptait bien le guider dans les méandres de son esprit, le tenir en laisse. N’en déplaise à Mollen.
Il fut bien plus rapide qu’elle ne le pensait à la trouver. Ici elle était jeune, bien portante, elle-même. Malice, force. Elle se sentait à la fois effrayée par ses capacités et impressionnée. Mollen ne s’était pas trompé, aussi décida t’elle de lui laisser entrevoir quelques instants la plus vieille forêt du Monde, les patriarches, soit les plus vieux druides et leurs loups. Cet endroit, il n’y mettrait peut-être jamais les pieds, mais elle l’espérait, il avait ce qu’il fallait pour y parvenir un jour.
La magie de l’apprenti l’obligea à lui céder plus de terrain que prévue, il ne voulait pas seulement une image du lieu, mais aussi ce qui accaparait l’attention de l’assistance qui psalmodiait dans une langue qui lui était à la fois étrangère et familière. Il obligeait inconsciemment la louve à lui donner plus.
Une femme nue pleurait, assise près de la dépouille d’un homme d’une quarantaine d’années sur un autel de pierre. Il y avait du sang en grande quantité sur le sol, ce dernier se mêlant aux motifs taillés dans la roche à leurs pieds et défiait les lois de la gravité en remontait le long de la pierre, semblant arrêter son voyage dans les deux orbites vides qui servaient d’yeux à une statue de Warpwolf.
Les regards du souvenir se tournèrent soudain vers lui, sans hostilité, mais Kona sentit la terre trembler, comme la main du jeune homme se crispait sur sa tête sans qu’ils ne s’en rendent compte. Chacun des battements de cœurs affolé de l’apprenti perturbait ses sens, perturbait le siège, trop de pouvoir qu’il lui faudrait apprendre à contrôler, il ne pouvait aller plus loin sans dommage. L’ancienne n’était pas n’importe qui et elle rétablit l’équilibre, les protégeant, les arrachant à cette vision.
Sans transition, sans qu’il ne se souvienne comment, Harrow était ailleurs, attiré par un regard dans l’assistance qui avait forcé Kona à lui livrer un autre souvenir, un qu’elle ne voulait pas lui céder. Les pieds de l’apprenti foulaient toujours un sol de pierre, de terre et de végétation mêlée. La lune était haute, de larges statues de loups et d’hommes en armures entouraient plusieurs autels de pierres. Cette fois, il lui semblait qu’il voyait avec d’autres yeux. Il devait lever la tête pour voir l’homme qui lui faisait face, là sur le premier des trois autels. Mollen. Il n’avait plus rien d’un vieillard, il était beau, fort, dégageant une magie infiniment plus puissante que la sienne, aussi nu qu’il l’était. L’apprenti comprit rapidement que les émotions qu’il percevait n’étaient pas les siennes, mais il les ressentait pourtant comme si elles lui appartenaient bel et bien. Envie, excitation, rivalité. Un flash blanc lui interdit de toucher la main tendue de l’homme.
Quand il parvint à rouvrir les yeux après avoir été ainsi ébloui, il était à nouveau lui, il faisait face à deux grands yeux de femmes, de vrais yeux de biche, cerclée de noirs. À moins qu’il ne se soit trompé. Une sensation de doute, de confusion, comme si quelqu’un cherchait à s’immiscer dans son propre esprit. Non, c’était des yeux de louve, les yeux de Kona.
Reculant prestement en grognant, la vieille louve brisa le contact, les ramenant dans la petite pièce exiguë qui servait de demeure, pour le moment, à l’apprenti.
Le vieux druide et sa partenaire échangèrent un long regard, laissant Harrow se remettre de toutes ses émotions. Il se sentait un peu comme après une sieste trop longue.
- Je suis heureux d’avoir vu juste mon petit, je ne perds pas mon temps. Emporte quelques affaires, tu ne reviendras pas ici avant...Je t’attends dehors, il est temps de nous mettre en route. Je ne suis pas certain que…
Il était déjà dans le couloir, avançant au rythme de sa canne qui tapait le sol, ayant complètement oublié ce qu’il allait dire et ne se rendant pas compte de ses incohérences. S’il était possible pour un animal de bouder, c’était l’impression qui se dégageait de Kona. Mollen lui jetait des petits regards soucieux tandis qu’ils descendaient bientôt ensemble les escaliers avec une lenteur exaspérante.
- Nous devons nous rendre jusqu’aux autels. Tu es passé devant des milliers de fois.
Sans doute, mais Harrow l’ignorait. Il aurait juré que le passage que le trio empruntait à présent dans les bois n’avait jamais existé et pourtant, il passait par là tous les jours ou presque pour assister aux cours d’herboristerie. Il continuèrent à progresser sur le sentier. S’il semblait, au départ, créé par l’homme, il devint évident ensuite qu’il était le fruit du passage répété d’animaux, de gros animaux.
La végétation se fit soudain plus dense, féerique, empreinte d’une présence passée et peut être à venir des druides. Un bruit d’eau masqua bientôt le son que produisaient leurs pieds. La louve avait disparu, laissant les deux hommes progresser ensemble. Le sol était d’un vert parfait, de nombreuses fleurs et papillons de multitudes de couleurs illuminaient un passage qui se faisait à nouveau plus étroit pour déboucher sur un escalier naturel constitué de lianes et d’amas de terre. De l’eau dégringolait le long des marches et rendait le sol spongieux. De minuscules grenouilles roses et vertes bondissaient autour d’eux sans la moindre crainte.
- Je vais rejoindre ma vieille amie. C’est un moment éprouvant, mais nécessaire, et crois moi, si tu n’oublies pas mon petit conseil , tout ira bien, tout ira bien...
Avec un souvenir énigmatique le vieillard fit demi-tour, répétant cette dernière phrase inlassablement jusqu’à ce qu’il disparaisse entre les arbres, délaissant le chemin principal.
Poussé par l’instinct, mais auss, car l’escalier entouré d’arbres et de buissons était le seul chemin possible, l’apprenti continua sa route, ses pieds s’enfonçant dans la terre et la mousse douce. Le calme et la sérénité du lieu se transformèrent en chaos absolu dès qu’il arriva en haut. Droit devant lui une cascade débordait à hauteur de trois immenses autels ronds taillées dans la pierre qui donnait l'impression de flotter à la surface de l'eau.
Si on lui en avait laissé le temps, Harrow aurait pu admirer les statues, mais ce ne fut pas le cas. L’apprenti n’eut pas le temps d’en voir davantage, car de partout depuis les arbres, de derrière les pierres déboulaient des Warpwolf. Cinq, dix, bien plus. Une gigantesque meute fonçait vers lui.
Arrivées à sa hauteur les bêtes se mirent à lui tourner autour, à le renifler, le pousser, se bousculer entre elles avec une violence et une volonté toute animale pour s’en approcher. Il n’y avait aucune agressivité à son égard, mais ça ne rendait pas les choses moins impressionnantes. Certaines, car il ne tarda pas à constater qu’il n’y avait là que de femelles, allèrent jusqu’à poser leurs pattes sur son torse, mais elle étaient rabrouées systématiquement par la plus massive d’entre elles. Une louve noire aux yeux d’un vert émeraude. Pour le moment, elle était la seule à l’ignorer superbement, elle se contentait de repousser les autres. De simples avertissements, celle qui devait être la chef passa au coup de crocs et au combat, laissant de moins en moins de “droit” à la meute et de plus en plus de liquide rouge et poisseux sur son passage. Seules deux autres, qui semblait la soutenir et éviter physiquement l'homme étaient épargné par "les mouvements d'humeurs".
Bientôt, elles abandonnèrent, se désintéressant les unes après les autres de l’homme en grondant, en gémissant, avec une déception flagrante. Seules trois restèrent. La louve noire et deux autres tournèrent une dernière fois autour de lui avant de s’arrêter finalement sous son nez. À la gauche de la bête aux yeux verts qui daignait enfin le regarder, une autre plus petite, au pelage aussi blanc, était occupé à lécher les petites plaies sur le museau de cette dernière, son regard jaune ne quittant pas celui de l’apprenti pour autant. De l’autre côté, une Warpwolf un peu plus large au pelage marron tirant sur le roux l’observait, la tête penchée, tout dans son expression témoignait de la curiosité que cet homme qui sentait étrangement bon lui inspirait. Comme toutes les autres, elle avait envie de savoir, de tester, mais elle n’en avait pas le droit et n’avait nulle envie de risque de mettre la chef de meute en colère. Si elle se tenait tranquille, s’il ne se trompait pas, alors peut être qu’elle pourrait avoir sa chance…
Les trois louves échangèrent des regards, grondant parfois, laissant le pauvre homme continuer d’assister, plus ou moins passivement, à un énième événement qui avait tout d'une conversation muette.
Elle avancèrent encore, tout près, au point qu'une des pattes avant de la louve noire en face de lui reposait sur son pied. Les trois museaux étaient levés bien haut vers lui, les yeux brillants, elles attendaient visiblement quelque chose.