– J'sais que y'a Thowshend à la guitare. Mais vas-y, on s'en branle de la guitare. C'est un instrument de merde la guitare. Les instruments c'est de la merde. Travelator, c'est de la merde.
Ike leva les yeux au ciel, ou plus exactement au plafond. Cela faisait seulement vingt minutes qu'il était assis, et accepter la proposition de Monsieur K. – à savoir aller boire un verre dans un bar de centre-ville – lui semblait déjà une mauvaise décision. Monsieur K. était DJ, assez connu dans le secteur, mais de l'avis du chanteur, il n'était qu'un tourne-disque. Plus exactement, il songeait que si le DJ s'était contenté de tourner des disques sans chercher à parler musique, cela aurait probablement fait de lui une meilleure personne.
– Mais bon. Oxygène II ça c'était…
– Hep. J'vais – voir – par là OK ? J'pense que j'ai vu… quelqu'un…
L'adolescent ne se donna même pas la peine de terminer sa phrase avant de sauter du haut de son tabouret et de s'éloigner. Il ne se donna même pas la peine d'articuler les derniers mots, quoique, bien sûr, il n'avait vu personne de notable de l'autre côté du bar. Mais le plus évident des mensonges était encore à l'évidence préférable à la suite d'une conversation sur les mérites et l'évolution de la carrière de Jean-Michel Jarre. Lui, au moins, il l'avait rencontré pour de vrai.
L'établissement était assez peuplé pour qu'il puisse espérer perdre définitivement (ou, soyons réaliste, pour le reste de la soirée) son interlocuteur. Passée cette condition, il devrait être assez tranquille. Seules les quelques mèches roses qui tombaient sur son front auraient pu trahir son identité. Avec sa veste cyan et son jean noir, un bonnet bordeaux vissé sur la tête et des lunettes de soleil, avec ses bras maigres et son allure filiforme, il ressemblait à un gamin, voire à une gamine, qu'on aurait sans doute pas normalement laissé entrer dans une boîte. À moins qu'il ne ressemble précisément à une jeune pop star ne voulant pas être identifiée.
À vrai dire, il s'attendait à ce que même dans le cas où on le reconnaîtrait, on le laisserait en paix. Il y avait en effet beaucoup de distraction, et le principal point d'attraction semblait en être la scène. C'était là la zone la plus dense, et donc la plus apte à s'y dissimuler, aussi Ike s'en approcha, s'enfonçant dans le public.
Le spectacle était pour cause agréable. Une jeune femme ondoyait sur les planches, exposant à la vue des clients intéressés un corps qui ne laissa pas non-plus l'adolescent indifférent. Il était rare que des jeunes femmes il fasse beaucoup d'effet. C'était qu'à force de répondre généreusement aux attentes charnelles de ses trop nombreuses groupies, il en était devenu difficile, en particulier sur la gente féminine. Peut-être était-ce la lumière et toute cette agitation qui trompait son œil, faisant paraître la silhouette de la danseuse si harmonieuse et sa chorégraphie hypnotiquement souple ? Il n'en était pas encore certain, mais le garçon ne la quittait maintenant plus du regard.
Non-loin de lui, il vit un homme tendre à la jeune femme un billet. Était-ce comme ça qu'on attirait son attention ? Ike sentit que ce geste pourtant commun faisait naître en lui une colère froide. Ça ne lui plaisait pas. Si quelqu'un lui plaisait, alors elle devait être à sa disposition, pas à celle de quelqu'un d'autre, et encore moins à cette bande de singes bruyants et vicieux. La solution aurait été d'imiter les autres clients et d'agiter à son tour une petite coupure, il n'en manquait pas. Mais il lui semblait qu'il méritait mieux que quinze secondes d'attention – que ce qu'il avait à offrir valait bien plus que ça. Il était une fierté nationale, un génie de la musique, pas un simple rentier bouffi de thunes et sans talent.
Ravalant son énervement, l'adolescent renonça à assister à la fin du show et se glissa hors de la masse. Il prit le parti de converger vers le bar, où s'activait une femme grassouillette. Sa flétrissure marquait un terrible contraste avec le parangon des canons esthétiques féminins dont le jeune homme venait d'assister à l'exhibition, et qui était seulement tempéré par le fait que le meuble en bois en cachait la moitié inférieure de l'être.
– Vous avez un manager, ou un responsable, ici ? l’interpella le musicien, avec un sourire, mais le ton sérieux ; un bras sur la surface du comptoir.
Il ne savait en vérité pas trop ce qu'il allait dire. S'il n'avait pas été d'un naturel aussi confiant, sans doute aurait-il déjà regretté sa parole.