Les mains dans les cheveux, les pieds dans les cendres, Eyma profitait paisiblement de l'air frais - la soirée s'écoulait, lançait des gouttes de plus en plus sombres dans le ciel, et à l'odeur du brasier éteint s'ajoutait celle de la nuit épaisse. Les nuits, à Ameyn, n'était pas particulièrement froide ; les roches qui entouraient la ville faisait de cette dernière une sorte de cuve, où l'air, comprimé, enflait, se réchauffait sans cesse au contact du soleil et des corps qui s'abîmaient les uns contre les autres, sans cesse.
Un tournoi monumental venait d'agiter Ameyn ; treize jours, une trentaine de combattant, un vainqueur - Hens, son dernier gladiateur, bâti pour écraser des crânes sous ses pouces. C'était une bête, et il avait su la représenter dignement, elle et son royaume. Jusqu'ici - et depuis la naissance d'Ameyn - personne n'avait battu un des poulains d'Eyma. Elle veillait trop bien sur eux. pour sûr, ses gladiateurs se battaient rarement plus d'un an à ses côtés - excepté Hens. Elle ne le lâchait plus, et lui de même ; tous deux, affamés de gloire, s'entendaient à merveille sur le sens du mot victoire.
La fin du tournoi déposait dans l'atmosphère de la ville une pellicule, un filtre presque lunaire. La plaine était aride, excepté du côté des grottes et d'une forêt qui résistait aux morsures du soleil, protégée par un sort sans cesse renouvelé par un des mages qui squattait la ville - mais, cette nuit, dans ce calme, au milieu des cendres de tentes abandonnées là par des participants, d'armes brisées, de meubles à demi calcinés et de carcasses diverses, jamais Ameyn n'avait semblé aussi sereine. Le sang bouillonnant dans les tempes de la jeune femme trouvait le court repos qu'il méritait ; et elle, muette, contemplative, se taisait pour mieux gober le silence. Tout ceci ne serait, de toute façon, que temporaire. D'ici une heure, les bars ouvriraient à nouveau leurs bras imbibés d'alcool, et les rares silhouettes qu'elle apercevait, au loin, déambuler comme des spectres perdus sur la terre, formeraient à nouveau cette masse humaine, cette marée bruyante et noire, éclaboussée par des éclats de torches, de lampes, de feux improvisés sur le sable et sur la terre. Déjà, l'un d'eux brillait, près du lac, en contrebas ; entouré de roches, couvant une eau tiède, il était le lieu de prédilection du peuple d'Ameyn - la chaleur qui régnait ici une longue partie de l'année nécessitait son quota d'eau, même tiède, même blanchie par les roches.
En deux minutes, elle fut à nouveau sous sa tente, une pâte de fruits entre les dents, à essayer de nouer un kimono noir. Elle n'avait pas l'intention de passer sa nuit dans le silence. Elle entendait déjà des craquements, un peu partout, et l'odeur du bois brûlé gagnait peu à peu en puissance - plus elle gonflait, moins elle tenait en place. Elle voulait sortir, bondir, exulter après cette compétition. Elle avait autorisé les participants restants, et qui le souhaitait, sans inscription préalable, à organiser un tournai dans une arène éphémère, sur la place. Celle-ci serait démontée et brulée le lendemain, lors d'un festin ; en attendant, cela occuperait ceux qui n'attendaient que ça de la ville : des combats, de la violence, des cris qui se tordent dans l'air, acclamant, encourageant, injuriant. C'était là-bas qu'on l'attendait.
Sur son épaule, Stive, son dragon, s'étirait - ses petites griffes crissaient contre le tissu de son kimono. L'odeur du feu l'avait réveillé - étonnant. Eyma le prit sur sa main, embrassa son front ; il remua de plaisir, les écailles trempées par la lumière. Un registre lui tomba sous les yeux ; quatre nouveaux demandait asile à la jeune femme. Boarf. Je verrais ça demain. Elle s'élança dehors, son dragon enroulé autour du bras, les cheveux rapidement tressés. Un grand feu s'était allumé sur la place, près de l'arène, où quelques corps s'engouffraient. Elle attrapa une chope de bière, avant d'entrer à son tour. Dans la fosse, quelques personnes s'entraînaient ; elle rejoignit, au milieu des gradins, la place qui lui était réservée. Celle-ci était surélevée, et un tissu tendu au-dessus des chaises marquait la particularité de cette place, réservée à la gouverneure de la ville. Son groupe d'amis les plus proches de la ville s'y trouvait ; Sacham, un de ses anciens combattants, qui organisait maintenant des paris et dont on réclamait l'analyse sur certains gladiateurs, Wilhelm, un homme un peu obscur qui avait débarqué ici il y a deux ans de cela et qui, depuis, n'avait pas quitté la ville et Yuna, une petite voyageuse qui passait le plus clair de son temps à vanter, dans les autres villes, les mérites d'Ameyn ; ces trois-là ne rataient jamais un tournoi. On l'accueillit avec un "A notre éternelle gagnante !" général ; elle répondit en payant sa tournée.
Wilhelm était déjà bien éméché et parlait de se battre, ce soir, dans cette fosse. Eyma lui tapa sur l'épaule, avant de s'installer sur la fauteuil qui lui était attribué, sous cette tente improvisée.
"Tu rigoles, bien sûr - je t'apprécie énormément, Wilhelm, mais tu es un gringalet et tu n'es pas très rapide, répliqua-t-elle tendrement. Je ne veux pas t'abîmer pour un verre de trop dans tes veines."
"Tu me connais mal, chère Eyma."
"Tu ne dis jamais rien, aussi, hé ! s'exclama Yuna. Comment veux-tu qu'on t'connaisse ?"
"Les personnes qui en disent trop sont celles qui perdent, lui répondit Wilhelm, en l'incendiant du regard."
"C'est facile, ça ; moi, j'dis que les personnes qui ne disent rien, c'est qu'elles ont à cacher des faiblesses, continua la petite voyageuse."
"Des faiblesses ... Ou des forces, susurra Sacham."
Cette remarque fit sourire Wilhelm. Il vida son verre d'une traite, avant de descendre dans la fosse maintenant vide, prête pour les combats, sous les regards amusés de ses amis, qui ne le prenaient pas une seule seconde au sérieux.
"Ce soir, je me bats pour Eyma ! Je représente Eyma !"
Le cri de Wilhelm fit tourner toutes les têtes dans sa direction ; puis la foule l'ovationna, réclamant un concurrent pour le jeune homme. Ce serait là une bonne occasion d'écraser un peu la jeune femme, même hors-tournoi.
"En v'là un qui va te casser en deux ta réputation, lança Yuna à la gouverneure. Calme-le un peu."
"Allons, on s'amuse, ce soir, on s'amuse ..."
La réponse sereine d'Eyma fit sourire Sacham.
"C'est que Wilhelm, on sait pas ce qu'il a dans le ventre, continua Yuna, ça peut être de l'or, ça peut être du plomb. Tu vas parier, toi, Sacham, dis ?"
"Oh, non. Non, je vais regarder. J'ai gagné assez d'argent pendant la compétition, je vais le laisser dormir un peu."
"Moi j'ai plus rien, mais je te dis que ..."
Des coups de tambour les firent taire : le combat commençait. En face de Wilhelm - qui chancelait franchement, arrachant des rires nerveux à Yuna - se tenait un mage, évincé du tournoi lors des quarts de finale. Eyma fronça les sourcils ; les mages étaient, la plupart du temps, soit maladroits, soit sournois. Elle jeta un oeil inquiet à Wilhelm, qui était tellement embourbé dans l'alcool qu'il respirait autant le vin que la sérénité. Le mage se dirigea vers lui, agitant les mains ; un nuage de poussière et de sable s'abattit sur Wilhelm, qui tomba au sol en toussant. Yuna n'en pouvait plus de rire. Il répliqua par un sort, qui consistait à générer un brouillard autour de l'adversaire, avant de lui sauter dessus et de le clouer au sol.
"Ce combat ne ressemble à rien, souffla Sacham, amusé."
"Laisse faire, on va voir."
Le mage éjecta Wilhelm par un tour assez simple, et, alors qu'il se préparait à lui coller une raclée, Wilhelm se mit à murmurer quelques phrases obscures et peu mélodieuses. Une brume noire l'entoura, et s'éleva dans le ciel, avant de retomber au milieu de la fosse, déchirant l'air. Chaque personne s'en trouva plus ou moins décoiffée ; c'était comme si un vent brusque venait de faire trembler l'atmosphère. La brume ne cessait pas, lovée en un nuage noirâtre, et il semblait qu'en son sein se trouvait quelque chose.
"Il a fait quoi, là ? interrogea Yuna, brusquement calmée."
"Je crois que c'est une invocation. Je ne sais pas si ça a fonctionné, lui répondit Sacham."
La brume s'effrita peu à peu, et la silhouette d'un homme apparut. Un homme ? Pourquoi un homme ? Quitte à invoquer, autant chercher du côté des créatures. Eyma eut à peine le temps de se poser la question ; déjà, le mage sautait sur Wilhelm en l'injuriant.
"Petit enfoiré ! Qui a parlé d'invocation ? Ah ! Je ne fais pas d'invocation ! Ne triche pas avec moi, petit con !"
Le "petit enfoiré" lui en colla une, et l'autre répliqua ; voir ces deux mages se mettre sur la gueule donnait une allure absurde et très amusante au combat. Yuna se tordait de rire.
"Vas-y, un revers ! Une droite ! Vas-y, Wilhelm ! Ah, Eyma, ahahah, tu as bien choisi ton poulain !"
Sacham, lui, ne disait rien, dissimulant son amusement, les yeux vissés sur ces deux corps qui se mettaient des coups de façon très maladroite ; si les mages étaient connus pour leur aptitude aux combats aux corps, ce serait connu. L'un enfonçait son poing dans la terre en espérant viser la face de l'autre, et se blessait en se trompant ; l'autre voulait lui coller un genou entre les jambes, mais gagnait une gifle ou un coup de pied dans le ventre. Et l'on se battait, et, dans les gradins, on hurlait ; personne ne se préoccupait de ce pauvre homme invoqué, qui restait là, au milieu de la piste, hors du combat qui agitait les deux mages ivres.