Merde, merde, merde, dix fois merde, cent fois merde, mille fois merde ! Comment les choses avaient pu en arriver à un point pareil, et surtout, pourquoi fallait-il que ça arrivât à quelqu’un comme lui qui était loin d’avoir un karma digne de se faire asséner de semblables coups du sort ? Comme s’il s’était agi du prix à payer déterminé par une cruelle divinité du destin pour avoir passé un si agréable moment avec Naysha, il n’avait rencontré que des déboires depuis qu’ils avaient chacun repris leur chemin propre : au premier abord, l’ambiance nocturne avait paru de nature à jouer en sa faveur pour qu’il fît preuve d’un maximum de discrétion, mais il avait vite fallu être réaliste ; quand on avait le physique d’une créature de cauchemar et qu’on faisait au bas mot un demi mètre de plus qu’un humain lambda, on ne pouvait pas passer inaperçu même en faisant preuve des précautions les plus grandes, et cela s’était vérifié lorsqu’il était tombé au détour d’une rue sur un type qui s’était avéré être un policier en civil à la façon dont il s’était saisi d’un émetteur pour beugler un appel aux renforts avant de sortir une arme à feu de laquelle il n’avait pas hésité à l’arroser copieusement. Bien évidemment, Saïl n’avait pas attendu que le représentant des forces de l’ordre eût fini de murmurer des mots doux à ses confrères et s’était empressé de déguerpir de toute la force de ses quatre pattes, circulant à une vitesse folle à travers les rues heureusement désertes… pour finir par tomber pile sur l’endroit qu’il aurait fallu éviter à tout prix compte tenu des circonstances : un commissariat de police dont les occupants étaient justement en train de se mettre sur le pied de guerre et qui n’avaient pas pris le temps de se poser des questions pour le mettre en joue et déchaîner un barrage de balles sur lui tout en lâchant des chiens à sa poursuite ; les plus gros molosses qu’il eût jamais vu et qui étaient sans aucun doute capables de déchiqueter sans pitié un être humain si on leur en donnait l’ordre.
Khral n’avait rien d’un être humain ordinaire, et il aurait pu faire de la chair à saucisse de ces sales bêtes avant de déchaîner son ire sur leurs maîtres, mais étant aussi enclin à la violence qu’on le sait, il n’avait fait ni une ni deux avant d’opérer un demi tour rapide et de reprendre sa fuite éperdue en sens inverse, blessé superficiellement ça et là par les projectiles qui sans mettre ses jours en danger piquaient tout de même salement, traqué par ces fichus clébards qui aboyaient à qui mieux mieux en le pourchassant avec une espèce d’enthousiasme féroce et cruel. Très vite, il lui était apparu qu’à moins de vouloir résoudre la situation par un carnage qui l’aurait certainement hanté pour le restant de ses jours, la seule solution était de se trouver un camouflage digne de ce nom, sauf bien sûr s’il avait la chance de tomber sur un portail en cours de chemin… mais évidemment, la chance n’était pas de son côté cette nuit-là, aussi il avait fallu faire avec les moyens du bord pour improviser quelque chose. Saïl était quelqu’un de très intelligent, et auquel peu de problèmes résistaient, mais dans le cas présent, le fonctionnement de son cerveau était fâcheusement entravé par le puissant sentiment d’urgence et de danger qui lui vrillait l’esprit ainsi que par la poussée d’adrénaline qui l’avait rendu fébrile et apeuré : par la force des choses, celui qui était d’ordinaire un chasseur s’était vu forcé d’être relégué au rang de chassé, et même s’il avait réussi à distancer ses poursuivants, il se doutait que les imposants canidés avaient la truffe exercée à le repérer à l’odeur et à remonter sa piste jusqu’à l’autre bout de la ville si nécessaire. Son cas lui apparaissait de plus en plus critique, et à ce rythme, il sentait qu’il allait tôt ou tard commettre une bourde qui le renfoncerait dans le pétrin jusqu’au cou : un dérapage infortuné, une rencontre malchanceuse, un mouvement incontrôlé, etc, et ç’aurait été le début de la fin !
En fin de compte, au détour d’une ruelle, alors qu’il s’accordait quelques secondes pour réfléchir étant donné qu’il n’entendait même plus les aboiements des chiens malgré son ouïe affûtée, une possibilité d’échappatoire lui apparut sous la forme d’une odeur qui paraissait l’appeler implicitement ; celle, délicate mais hardie, d’une personne de sexe féminin manifestement encore juvénile, et qui pourrait peut-être se faire l’ange de son salut : à en juger par l’immobilité tranquille qu’elle observait apparemment –aucune fragrance propre à la peur dans le parfum qu’elle dégageait-, elle se trouvait en territoire connu, et si elle pouvait lui accorder le bénéfice de cet avantage, il était possible qu’il tînt là sa porte de sortie. Toutefois, il était bien entendu hors de question qu’il se montrât sous une forme qui aurait davantage été de nature à faire rejoindre à la jeune fille le camp de ses détracteurs qu’à en faire une alliée… l’idée ne lui plaisait pas, mais pour montrer patte blanche, il allait falloir qu’il eût à nouveau recours à l’Humanis Simplex en espérant que les résultats seraient aussi heureux que la dernière fois qui avait été aussi la première : décidément, pour un scientifique, on pouvait dire qu’il menait ses expérimentations sur le terrain !
Sans perdre une seule seconde, il plongea les deux mains dans son pagne aux poches si familières, la droite en ressortant vite fait bien fait munie d’une seringue remplie d’un liquide jaune clair et la gauche serrant des racines enchevêtrées formant une boule de la taille du poing d’un enfant qu’il se fourra sans tarder dans la bouche pour mâcher précipitamment en faisant abstraction de son goût qui pouvait facilement être qualifié de « dégueulasse ». Il s’agissait là de ce qu’il avait baptisé de la Catalystise faute d’une meilleure inspiration, car il avait remarqué que le suc qu’elle contenait agissait comme un catalyseur capable d’exalter les principes actifs d’un produit et d’en démultiplier les effets ; ce qui, traduit vulgairement, voulait dire que l’effet de l’Humanis Simplex durerait plus longtemps, les quinze minutes qu’avaient représenté sa période de retour à une forme humaine précédente s’avérant pour le cas présent insuffisantes pour avoir le temps d’inspirer confiance à sa nouvelle rencontre avant que ses caractères lupins ne resurgissent. Il ne pouvait exactement dire la durée de sa transformation : peut-être deux heures, peut-être deux jours, mais en tout cas, elle devrait normalement être suffisante pour qu’il se montrât sous un jour favorable.
Puis c’était encore une fois le geste fatidique qui consistait à planter l’aiguille dans son bras, à la vider dans ses veines et à la retirer en vitesse pour la remettre dans sa poche en attendant que solution agît, ce qui ne tarda pas de la manière la plus désagréable qui fût : et oui, il n’allait pas se retrouver changé en prince charmant dans un nuage de fumée, non, sa structure corporelle mutait à vitesse éclair, déchaînant chez lui des élans de douleur si intolérables qu’il faillit s’évanouir, se cramponnant au mur malpropre derrière lui de toute la force de ses griffes qui ne furent bientôt plus que des ongles alors qu’un Saïl Ursoë plus vulnérable que jamais s’affaissait, puisant dans l’énergie du désespoir pour rester debout, les jambes tremblantes, le souffle court.
Était-ce son imagination qui lui jouait des tours ou est-ce que les aboiements qu'il percevait en bordure de son ouïe étaient réels ? Il ne pouvait le savoir, et il n’en avait de toute façon dans un certain sens cure, étant donné que dans l’immédiat, toutes ses forces étaient monopolisées pour se mettre à courir, s’appuyant à la paroi de brique d’une main, cramponnant son kilt, seul artefact capable de préserver un minimum sa pudeur, de l’autre. Les bleus, éraflures et estafilades diverses qu’il avait écopées du feu nourri des policiers et qui n’avaient pas eu complètement le temps de se résorber malgré ses capacités de régénération extraordinaires lui provoquaient de pénibles élancements dans tout le corps que la pluie tombante, loin de soulager, ne faisait qu’accentuer comme les horions mesquins d’un fantôme moqueur. Il courait -ou tout du moins il essayait, car à voir sa démarche qui faisait en réalité peine à voir, on aurait plutôt dit qu’il trottinait-, et avait l’impression d’évoluer dans un cauchemar, de se mouvoir au milieu d’une nappe de brouillard qui semblait lui coller à la peau comme les ombres de l’Hadès, les battements effrénés et irréguliers de son cœur cognant contre ses tempes à vif, ses pieds nus trébuchant sur le goudron sale et humide parsemé de flaques d’eau dans l’une desquelles il finit par perdre l’équilibre, tombant face contre terre à une demi-douzaine de mètres de l’inconnue. Levant péniblement la tête en écartant mollement une mèche de ses cheveux épars dégoulinante d’eau, il leva les yeux vers la figure féminine potentiellement salvatrice : il pouvait dire qu’elle avait le teint clair, qu’elle était de taille raisonnable, qu’elle était vêtue de blanc et de bleu et avait les cheveux blonds, mais hormis cela, sa vision était trop floue pour aller dans les détails.
De son côté, la jeune fille pouvait voir un homme dans la seconde moitié de sa vingtaine d’années qui approchait du mètre quatre-vingt, plutôt bien bâti –une rémanence de sa force colossale d’homme-loup-, vêtu uniquement d’une espèce de pagne de peau bariolé qui le recouvrait de la taille jusqu’à mi-mollet, arborant une toison capillaire fournie et désordonnée qui s’était retrouvée plaquée sur sa tête sous l’humidité, et qui dardait vers elle de grands yeux suppliants renfermant un mélange de douleur et de désespoir. En vérité, quelque chose de pareil n’aurait pas pu faire peur à qui que ce fût : il aurait pu inspirer du dégoût avec l’état dans lequel il était, mais certainement pas de la méfiance, et encore moins de l’effroi… restait bien sûr à voir ce que l’intéressée penserait d’un larron surgi de nulle part qui donnait l’impression d’avoir la Mort aux trousses, et qui prononça d’une voix implorante, à peine plus qu’un râle qui recouvrait difficilement les battements de la pluie :
« Au secours… »