Je ne sais plus où me mettre. Matt m'a vu en train de faire quelque chose de très embarrassant, et il m'a même taquiné sur le sujet. J'ai envie de creuser un trou et de m'y cacher jusqu'à ce que je meure... mais mon hôte semble plutôt enclin à me faire passer une bonne soirée. Alors vu tout ce que j'ai fait pour être prêt et beau (enfin, belle) pour lui, je ne vais pas me défiler maintenant. J'ai survécu à des unités d'élite et à des scientifiques fous, ce n'est pas une soirée galante qui va me mettre au tapis.
Matt sert deux grands verres de jus de pomme, pose la bouteille puis m'en tend un. Je le prends dans ma main, toujours en évitant son regard, puis je trinque avec lui.
« A nous, et à cette soirée si durement gagnée ! »
J'avale la moitié du verre d'un coup. La nervosité me fait agir à toute vitesse, alors je prends à peine le temps de savourer la boisson dorée. Et c'est dommage, car le peu de saveur que j'arrive quand même à sentir me fait très envie. Aucun doute que c'est jus pur fruit, venant probablement de l'un des grands vergers ensoleillés d'Ashnard. Je pose ensuite le verre sur la table. C'est là que je remarque que ma main tremble un peu. Bon dieu, je sais que je suis nerveux, mais pas à ce point là... Je suis dans la chambre de Matt, un endroit où j'ai voulu être, et je vais bientôt faire quelque chose que j'ai envie de faire depuis ma première mission aux côtés du vice-commandant. Alors pourquoi j'ai l'impression que mon corps essaie de fuir ? Est ce parce que je suis inquiet ? Que j'ai peur de ce qui pourrait arriver ? C'est vrai que c'est toujours inquiétant de penser à l'inconnu qui se précipite à notre rencontre, mais il n'y a aucune raison que les choses se passent mal. J'aime Matt, et lui aussi il m'aime. En plus, il a sûrement déjà fait ça plusieurs fois avec d'autres femmes. Je n'aurai qu'à le laisser me guider et... Rraahh ! Je ne sais plus où j'en suis.
Matt m'annonce soudain, avec un ton plutôt lourd, qu'il a quelque chose à me dire. J'inspire un grand coup pour me calmer, puis je lui accorde toute mon attention. Il me raconte une histoire sur son passé.
Il était une fois deux combattants rebelles, qui tombèrent dans une embuscade de l'armée tekhane alors qu'ils portaient secours à des villages civils assaillis par les formiens. Coupés de toute possibilité de retraite ou de support, ils ne purent que fuir devant leurs ennemis. Quand soudain, une aide inespérée arriva en la personne de Mira Han, une chef mercenaire à la tête de l'un des plus grands groupes paramilitaires qui soit dans les badlands. N'ayant pas d'argent, les rebelles durent s'arranger autrement, et jouèrent leur survie au cours d'une partie de cartes. Ils mirent en jeu leurs stocks de munitions, tandis que Mira mit en jeu ses mercenaires. Le commandant rebelle fut éliminé, puis le second de la chef mercenaire, avant que le second du commandant n'arrache la victoire. Hélas pour eux, ils avaient mal compris les mises de la partie : quand Mira avait dit ''elle'', c'était littéralement sa personne qu'elle avait mise en jeu. Du coup, la seule option encore envisageable pour les rebelles était d'accepter l'offre sinueuse de la chef mercenaire. Ainsi, le second du commandant fut contraint de se marier pour sauver ses hommes.
Lui et Mira ne passèrent que leur nuit de noces ensemble, et elle l'avait fini en boitant (Quoi?). Le reste de leur temps ensemble, quand le mari n'ignorait pas sa femme, fut chaotique et conflictuel. En somme, ce ne fut pas un mariage heureux et fertile.
FIN
L'histoire de Matt me secoue beaucoup. Je ne sais pas quoi dire où quoi penser. Au moins, je ne suis plus anxieux. Il est marié ? Mais alors, pourquoi est ce qu'il a répondu à mes avances ? Pourquoi a-t-il accepté de passer une soirée avec moi ? Pourquoi ne me l'a-t-il pas dit plus tôt ? Pourquoi...
Matt m'explique ensuite les conditions du mariage ashnardien, dont les rites le lient à Mira. C'est quand je l'entends parler de polygamie que je comprends : à Ashnard, l'adultère n'existe pas dans le mariage, donc les deux époux sont libres d'aller voir ailleurs s'ils en ont envie. Ce qui explique pourquoi je n'ai pas vu ou entendu parler de sa femme depuis que je le connais. Une fois les détails techniques passés, il met un genou à terre devant moi. Je sens que mon cœur est en train de partir en vrille.
- Le temps que je passe avec toi m'est extrêmement précieux. À chaque fois que tu pars je deviens anxieux et à chaque fois que tu reviens, j'ai l'impression qu'on me retire l'univers des épaules. Ton rire me donne envie de rire, ta voix m'attire dès que je l'entends et tes larmes me rendent triste. Dès que je sens ton odeur, je me sens plus calme, plus apaisé. Et dès que je vois ta silhouette, je me sens heureux...
Oh mon dieu ! J'ai l'impression que mon corps va s'effondrer. Et c'est encore pire quand il prend ma main.
- Je n'ai pas besoin de plus pour être heureux que te savoir heureuse et en sécurité. Passer du temps avec toi est déjà merveilleux. Le reste est un bonus encore plus inespéré mais pas obligatoire. Tu as droit à ta vie comme n'importe qui d'autre et je ne voudrais pas que mes problèmes interfèrent avec toi. Nous avons décidé de passer la soirée ensemble. J'ai entendu dire que tu t'y prépare depuis un certain temps et crois-moi j'en suis plus qu'honoré, mais je me sentais aussi mal à l'aise de ne toujours rien t'avoir dit. Alors maintenant que c'est fait, c'est à toi de décider. J'assume les conséquences de mes actes et je comprendrais que tu souhaite du temps pour y réfléchir. Vraiment, ça ne me dérange pas. Et pour ce soir on peut simplement discuter si tu veux....
Plus de voix. Plus de réflexion. Plus de gestes. Mes yeux sont figés dans ceux de Matt, mon corps ne me répond plus. Tout ce qu'il me reste, c'est une déferlante de sentiments contradictoires qui envahissent mon cœur et mon cerveau : envie de rire et envie de pleurer, amour et colère, joie et tristesse... Il y en a trop. Ma vue se brouille, mes muscles tremblent.
C'est pas le moment de s'évanouir !
Dans le peu de lucidité qu'il me reste, j'appelle un maximum de mes nanites à se diriger vers mon cerveau. Chacun d'entre eux se pose sur ma masse cérébrale, puis m'envoie un mini-électrochoc. Aucun n'est pas assez puissant pour provoquer des dommages cérébraux, mais ça suffit pour chasser tous ces sentiments chaotiques qui me bousillent de l'intérieur. L'utilisation de cette méthode extrême montre bien à quel point je me sens concerné par la situation.
Maintenant que je suis à nouveau en état, je regarde vraiment Matt. Je ne me contente plus de le fixer, je lis les sentiments dans ses yeux. Et ce que j'y vois, c'est ce qu'il doit voir dans les miens : la volonté de s'impliquer dans cette relation, l'envie de se donner inconditionnellement l'un à l'autre, le besoin de se sentir proche, aussi bien nos corps que nos cœurs... Comment aurais-je pu lui en vouloir ? Je l'aime... Je l'aime plus que tous les gens dont je me rappelle encore. Plus question de me retenir. Je déballe tout, maintenant !
Je pose mon autre main sur celle du vice-commandant.
« Matt... Il y a moins d'un an, je suis sorti de ce laboratoire tekhan en pensant que je ne pourrais plus jamais être heureux, que ma vie allait être faite de traques incessantes, de nuits blanches et de malheurs en série. Mais depuis que je suis avec toi, rien de tout ça ne m'est arrivé. Je dors bien, je souris la plupart du temps, je m'amuse même dans les missions et je ne passe plus mon temps à regarder derrière mon épaule. Les rebelles sont devenus comme une nouvelle famille pour moi. Mais toi... j'ai envie que tu sois plus que ça. »
Ma voix se charge en émotion. Et de petites larmes de joie se forment au coin de mes yeux.
« Durant ma soirée d'intégration, quand tu m'as dit que tu serais heureux de passer une nuit avec moi, j'étais si heureuse... Et quand tu m'as finalement annoncée que tu avais pu te libérer pour une soirée, je me suis sentie vivante pour la première fois depuis le début de ma nouvelle vie. J'ai passé des heures à mettre en place tout ce qu'il faut pour que je sois parfaite, j'ai même demandé des conseils à Tifanny sur comment m'y prendre au lit pour te satisfaire. Et même si j'étais tétanisée par l'inconnu, je savais que je pouvais le surmonter... parce que tu serais avec moi.
Je ressens les mêmes choses pour toi que toi à mon égard : ton sourire me rend heureuse, ta peine me fait pleurer, ton parfum me rappelle que je suis bien en vie, ne pas être avec toi pendant tes missions m'angoisse et t'avoir auprès de moi me donne l'impression d'être la personne la plus chanceuse de cet univers. C'est pour ça que j'ai envie de te croire : tu es quelqu'un de bien. Je le sais parce que tu m'as parlé de ton mariage, alors que beaucoup auraient préféré l'omettre pour ne pas me faire de peine. Donc si tu me dis que tu ne tiens pas à cette union, je te crois. Parce que je sais que, dans le cas contraire, tu aurais tout fait pour la protéger. Tout comme je sais que tu m'aimes. »
Sans m'en rendre compte, j'avais parlé de moi au féminin pendant toute la conversation. Sûrement que je voulais tellement plaire à Matt que je me comportais comme si j'étais née fille.
Mon corps est secoué par l'émotion, mon cœur bat vite et fort, ma voix tremble, mais je me sens bien. Étrangement bien.
« Je t'aime Matt. Je t'aime de tout mon cœur. »
Je me jette dans ses bras. C'est comme un réflexe. J'ai un grand besoin de tendresse, et je sais qu'il est le seul à pouvoir le combler. Dans cette situation, la plupart des protagonistes se seraient embrassés, mais je ne sais pas comment faire, alors je me contente d'un câlin. Malgré tout, ça reste agréable.
Je le lâche au bout d'une petite minute. Il me reste encore des choses sur le cœur que je dois déballer.
« Je t'aime... Mais les mots ne sont pas suffisants. Il faut des actes. Et c'est aussi pour ça que je suis venue à toi ce soir. »
Sa posture très cérémonial de tout à l'heure, avec un genou à terre et ma main dans la sienne, me donne envie de faire une demande tout aussi solennelle. Mais d'abord, je vide mon verre de jus de pomme, en prenant cette fois le temps d'apprécier les saveurs.
« Matt Horner... Acceptes tu de passer cette soirée et cette nuit avec moi, de prendre soin de moi et de ne te consacrer qu'à moi ? »
Moi même, j'ai du mal à croire à ce que je dis. Il faut juste espérer qu'il ne soit pas aussi déboussolé que moi.