« Tu m'as toujours dit que l'illusion, c'était nul, indigne d'intérêt.
– … J'ai pas exactement dit ça… j'ai dit que j'y connaissais rien.
– Ben, ouais, c'est pareil, non ? »
Bercé par les balancements de la lourde marche bipède de son trotteur, Lemme repensait à la conversation qu'il avait eu avec Géo, peu avant son départ. Le lérot l'estimait un peu trop, sans doute, pour envisager qu'il y ait un seul domaine de la sorcellerie dont il aurait pu ignorer la plupart des pratiques. Pourtant, l'illusion lui était, par bien des aspects, une des aires ésotériques les plus étrangères.
C'était qu'il n'avait jamais rien appris à propos des magies chimériques lors de son cursus à l’académie, et que celles-ci étaient aussi différentes que possible de son domaine de pratique habituel. Il était un thaumaturge des phénomènes physiques, de la vapeur, de la chaleur, de l'énergie. Il avait aussi quelques bases en alchimie, en zoologie, en théorie des plans et même des notions de magie élémentaire. Mais ses théories tournaient autour de flux et de contraintes, et n'avaient presque aucune application dès lors qu'il s'agissait de modéliser la façon dont les maléfices pouvaient affecter l'esprit.
Face à l'incrédulité de son apprenti, Lemme avait été obligé de se justifier.
« Ni moi ni Sophomyn n'avons une expertise suffisante en la matière. C'est pour ça que nous devons nous associer avec un illusionniste.
– Il n'a pas d'ancien collègue dans le domaine ?
– Si. Mais il refuse de les contacter. Ils sont affiliés à Nexus, c'est un problème. Il faut quelqu'un de rigoureusement indépendant. Ce sera notre premier associé, après tout. On ne peut pas se permettre de faire d'erreur.
– Pour le projet GEMMES, c'est ça ? »
GEMMES, le lérot avait vu juste ; la guilde émancipée des mages, ensorceleurs et sorciers. Le projet était né dans la tête du vieux mage depuis maintenant plusieurs mois, mais il avait fallu un certain temps pour définir précisément les buts de l'organisation et surtout pour aménager les locaux. En temps normal, en effet, la tour du mage de Locmirail n'avait rien de très présentable… beaucoup d'efforts avaient été nécessaires pour la transformer en un quartier général décent.
« Et alors, tu sais qui ça va être ?
– On le sait. Sophomyn tient l'identité d'une elfe.
– Les elfes existent vraiment ?! Woh, Lemme, et elle est loin ?
– Les rocheuses. Environ trente kilomètres nord. »
Il avait sourit et désigné du bras les masses noires de la chaîne de montagnes qui s'étendaient non-loin de leur position. La proximité de sa cible avec la tour était incroyable, presque providentielle. Il fallait croire que de par son isolement et malgré les nombreuses et agressives tribus terranides qui les parcouraient, les terres sauvages semi-désertiques de Locmirail attiraient encore des voyageurs. Des voyageurs bien souvent repoussés par la civilisation, lorsqu'ils n'étaient pas en quête de tranquillité… ce qui ne les rendait pas inaptes pour autant à rejoindre les rangs de la GEMMES.
Geo avait été un peu déçu de savoir qu'il ne serait pas du voyage – car il fallait bien prévoir une place sur le trotteur, pour le retour – mais son déplaisir avait été tempéré par la promesse de rencontrer dans un futur proche une elfe en chair et en os.
Parti en fin d'après-midi, Lemme fut sur place en peu de temps. Il avait espéré rentrer avant la nuit, accompagnée de sa nouvelle associée, si elle acceptait. Malheureusement, sa localisation précise s'était avérée moins facile que prévue. Les instruments n'étaient pas assez précis pour donner la position exacte d'un individu… et les montagnes étaient trop escarpées pour que le trotteur y évolue aisément. Un peu las – il commençait à croire qu'il était aussi ignorant en pistage qu'il l'était en illusion – l'ingénieur envisagea de s'arrêter pour planter son campement et reprendre ses recherches le jour suivant.
En revanche, il connaissait assez bien la topologie des montagnes et la géologie, et il savait parfaitement comment trouver une grotte qui protégerait son feu du vent, et par conséquence, le protégerait lui-même du froid mordant qui s'installait en même temps que le soleil, si brûlant pendant le jour, déclinait. Suivant les formations de la roche avec expertise, il approcha bien vite d'une cavité.
Hélas, la silhouette imposante d'une bête l'informa qu'il n'allait pas investir un lieu inoccupé… mais bientôt, il entrevit une seconde forme, plus petite et plus humanoïde. Les lueurs d'un camp confirmèrent qu'il s'agissait bien de celle d'un voyageur, sans doute mis en danger par la créature.
Aussitôt, le terranide mit pied à terre et se précipita vers l'affrontement. La rapidité avec laquelle il devait agir fit accélérer les battements de son cœur, mais pour autant, il n'était pas vraiment stressé. Un animal, aussi gros fut-il, ne pouvait pas le mettre en danger dans un contexte comme celui-là. Il avait déjà défait des sangliers monstrueux de la taille de cabanes de jardin. Le seul enjeu était d'agir vite, avant que la personne soit blessée.
Sa main trouva naturellement sa place sur la crosse de son arme, qu'il dégaina. Rapidement, il fit tourner une molette pour en régler la puissance. Viser ne lui prit qu'une seconde. À cinquante mètres, il ne pouvait pas rater une cible aussi grosse. Il appuya sur la gâchette et les runes de son pistolets s'illuminèrent, alors que dans une détonation, la balle était expulsée du canon. Dans l'obscurité, le flash de lumière était assez impressionnant, et le projectile laissait derrière lui une traînée légèrement colorée et fluorescente, presque invisible de jour.
La balle pénétra dans l'épaule de l'ours, mais cela n'avait au final pas vraiment d'importance. Les projectiles arcaniques ainsi chargés étaient fortement explosifs. À peine entré dans la chair, il se désagrégea. L'explosion qui suivit fut beaucoup plus sonore et lumineuse encore que le phénomène de propulsion. La bête ne dut rien sentir du tout. En un instant, son corps éclata comme une baudruche, expulsant dans tous les sens une bouillie sanglante et irrégulière d'organes broyés. C'est toujours beaucoup plus impressionnant que je le pense. On ne s'imagine pas qu'il y peu y avoir autant de sang dans une enveloppe comme celle-là. Enfin, je l'ai peut-être un peu trop chargé regretta-t-il, en constatant que si la personne qui avait voulu sauver était indemne, elle avait été largement aspergée des restes de l'ours.
« Désolé ! » lança-t-il à l'humanoïde, encore trop loin pour que lui puisse la distinguer correctement.
Silhouette dans la nuit, Lemme leva le bras en l'air, dans un signe amical, avant de s'approcher.