Les doigts de Célina caressaient rêveusement son ventre après sa prière.. Enceinte... La jeune femme savait qu’elle portait dans son ventre l’enfant d’Alastar. Gastmere était une petite ville de campagne, soit une ville où l’Ordre Immaculé avait une certaine influence. Si les villageois apprenaient qu’un Incube se trouvait dans les quartiers de leur comtesse, cette dernière serait probablement chassée, et poursuivie pour hérésie, avec le bûcher à la clef. Pour autant, aujourd’hui, quand elle termina sa prière, c’était bien pour remercier le Seigneur de lui avoir permis de rencontrer ce démon. On disait les démons traîtres et manipulateurs, fourbes et piégeurs, mais, tout ce qu’Alastar voulait, c’était que cette femme trompe son mari. Il lui avait expliqué que, contrairement aux succubes, les Incubes étaient généralement moins exigeants. Célina savait que coucher avec un Incube était mal, mais... Et bien, pour commencer, elle n’avait jamais aimé son mari. Aurait-elle été un peu plus débrouillarde qu’elle l’aurait fait empoisonner depuis longtemps. À défaut, elle avait réussi à invoquer un Incube, et, depuis lors, de temps en temps, ce dernier revenait la voir. Quand il était là, Célina faisait preuve d’une clémence exceptionnelle, à tel point que, parmi la populace, on supposait qu’elle profitait du départ de son mari pour voir, en toute discrétion, un amant. Les murs avaient des oreilles à Gastmere, et, même si le mari de Célina n’était pas là, il laissait derrière lui ses espions. Fort heureusement, la magie rose d’Alastar était terriblement efficace, permettant notamment d’insonoriser les murs de sa chambre à coucher, permettant ainsi à Célina d’hurler à s’en péter les cordes vocales, sans que jamais quiconque ne puisse l’entendre.
Elle sortit de l’église de Gastmere, avec, sous sa robe de noble, lourde et ample, une ceinture de chasteté. Un ultime cadeau de ce maudit Incube joueur, afin qu’elle ne puisse pas se toucher, et qu’elle soit toute impatiente le soir, quand il reviendrait la prendre. L’après-midi approchait, et, comme toujours, Célina allait devoir rendre justice. Hier, les gardes avaient mis fin à une altercation opposant un ivrogne de Gastmere, le magicien Eustache, à des forbans. La particularité de cette agression était qu’une Terranide avait été capturée par les gardes, qui, dans la précipitation, l’avait mis en prison, le bailli l’accusant d’avoir poignardé Eustache. Tout était connu à Gastmere. Célina savait qu’Eustache était le mage local, un incompétent de la pire espèce, car alcoolique. Sans ça, il était un mage talentueux, mais, avec la boisson, il multipliait les erreurs, et son affaire était lentement en train de péricliter. Malheureusement pour lui, Eustache était aussi un joueur, et il avait perdu gros au tripot local. Il n’était pas mort, mais toujours dans l’infirmerie locale, qui se trouvait dans l’église, et était tenue par des bonnes sœurs.
«
Le bailli ne voudra pas lâcher l’affaire. Cette Terranide est d’une grande beauté, il veut une condamnation pour qu’elle soit vendue. »
Nicolas, le nom du bailli, était un homme avare et pingre. Il voulait se retrouver ailleurs que dans la petite ville de Gastmere, et Célina savait que cet homme ne l’aimait pas... Il était son beau-frère, après tout, et elle s’était souvent demandée s’il n’était pas jaloux de ne pas avoir Célina dans son lit. Là où son mari était gros et laid, Nicolas était petit et trapu, avec de longs ongles pointus et un nez crochu. C’était à croire que la laideur était le trait héréditaire des seigneurs de Gastmere... Auquel cas, Célina aurait bien des soucis, car elle était convaincue que l’enfant du Diablotin serait beau. Alastar lui avait assuré que son bébé n’aurait aucun trait démoniaque visible... Mais qu’il hériterait peut-être de l’appétit sexuel dévorant de ses parents. Tout ce que Célina devait faire, c’était coucher avec son gros porc de mari dès qu’il reviendrait, afin de faire passer cet enfant pour le sien.
L’homme qui s’adressait à elle était l’un de ses conseillers, Matthias. Sur lui, Célina n’avait pas grand-chose à dire. C’était l’un des espions de son mari, une petite fouine, qui savait tout ce qui se tramait dans le village.
«
Mon conseil est de rapidement mettre un terme à ce procès. Condamnez la Terranide à la servitude, laissez le bailli la vendre, et il en versa un bon tribut. -
Je ne m’inclinerais pas devant cette face de hareng, tenez-le vous pour dit. »
Matthias n’ajouta rien, fronçant les sourcils. Célina lui emboîta le pas, et rejoignit la salle de justice, qui se tenait dans le manoir local. Une petite foule s’était accumulée à l’intérieur. Les gardes n’avaient que cette Terranide, mais tous savaient que le véritable coupable était
Jacques « Le Grizzly ». Cet homme était le bandit local, disposant d’un camp dans la forêt, et Célina savait qu’il était en affaires avec Nicolas, lui assurant une relative forme d’immunité. Cependant, aujourd’hui, Célina avait passé la nuit à se faire déchirer dans tous les sens par un Incube, et elle se sentait plus que jamais d’attaque à s’imposer face à son beau-frère.
Quand elle entra, les villageois se turent, et s’assirent, elle-même venant se poser, accompagnée de ses deux assesseurs : Matthias, et le prêtre local, Arthur. Il portait une bure avec une croix, et Célina annonça la séance.
«
Huissier ! L’ordre du jour ! »
L’huissier acquiesça, et sortit un parchemin, puis énuméra toutes les affaires qui devaient requérir l’attention du tribunal aujourd’hui.
«
Ci-devant nous l’affaire opposant Messieurs Guethenoc et Roparzh, deux agriculteurs en opposition suite à la mort de l’une des vaches de Monsieur Guethenoc, retrouvé dans la prairie de Monsieur Roparzh... »
Le moins qu’on puisse dire, c’est que les affaires de la campagne n’étaient jamais particulièrement folichonnes. Une autre affaire pendant devant le tribunal concernait la reconnaissance d’un droit de servitude, là encore, entre deux fermiers, tournant autour de la parcelle d’un des deux. Concrètement, un fermier invoquait un droit de passage sur la propriété de son voisin, afin d’amener ses bêtes au marché, mais l’autre déniait ce droit, en indiquant que son voisin empiétait sur son terrain. Au cours du procès, un droit de servitude avait jailli sur le tapis, mais il avait fallu obtenir copie de l’acte notarié régissant le sort de la propriété invoquée. Cet acte était enfin arrivé, d’où une convocation des parties.
Après avoir annoncé l’ordre du jour, Célina hocha lentement la tête. Si elle s’occupait des poules, des vaches, et des droits de servitude des villageois, elle risquait très rapidement de songer à Alastar... Elle opta donc d’entrée pour le meilleur.
«
Nous allons commencer par le cas de la Terranide. »
L’huissier acquiesça, et, quelques instants plus tard, une porte s’ouvrit. Des gardes arrivèrent, amenant la prisonnière, avec un bâillon sur la bouche, des chaînes autour des poignets et des chevilles.
«
La prisonnière, Madame ! -
Nous avons été obligés de la bâillonner... Elle voulait nous mordre ! »
Les villageois s’agitèrent un peu, et Célina grogna.
«
Silence ! Gardes ! Ôtez-lui son bâillon. Comment voulez-vous que l’accusée nous réponde si elle ne peut même pas parler ?! »
Le garde hocha lentement la tête, puis entreprit de retirer l’objet bloquant les lèvres de la femme.
«
Tiens-toi tranquille, petite dinde » siffla-t-il silencieusement entre ses dents.