Cela faisait longtemps que Kåre voulait expérimenter le mannequinat. L'acte d'exposer son corps, son être, sa personnalité par le biais de photos était dans la continuité la plus directe de la démarche très narcissique dans laquelle il était rentré depuis le milieu de son adolescence. Il se considérait comme un être individuel, libre et magnifique, et il ne souhaitait rien davantage que de se montrer aux autres dans ce qu'il avait de plus beau. Être mannequin, pour lui, était la preuve ultime que l'on pouvait sans aucun doute possible se revendiquer comme un être désirable, et c'est tout ce qu'il voulait incarner. Il imaginait déjà la considération que lui porteraient ses camarades de classe – de ces japonais qu'il trouvait si terriblement dénués de charme – lorsqu'il pourrait aborder, lors d'une conversation, la position sociale que lui conférait le simple acte d'être pris en photo par un pseudo-professionnel.
Aussi lorsqu'il avait trouvé l'annonce sur internet, il n'avait pas hésité une seule seconde. N'importe quelle étudiante amatrice qui lui aurait proposé la plus insignifiante figuration l'aurait contenté. Mais le profil du photographe était encore meilleur : celui-ci était d'origine britannique. Kåre, pour une multitude de raisons, en partie familiales, détestait les asiatiques et la plupart des choses qui se rapprochaient de leur culture traditionnelle et de leur attitude. La perspective d'entrer en contact avec un autre européen, au milieu de ce monde qu'il méprisait, le ravit. Du reste, s'il devait se passer quelque-chose de plus intime entre-eux – les pensées de l'adolescent ne tardaient jamais à appréhender la question – ce serait infiniment plus agréable pour lui d'avoir affaire à une vraie paire d'yeux non-bridés et à une peau véritablement blanche.
Le choix de la tenue qu'il allait porter lui pris toute la matinée. Peut-être le photographe lui proposerait-il de se changer, mais dans tous les cas, le garçon savait qu'il était important de faire bonne impression. Devant la glace, il observait son corps qu'il avait presque totalement dénudé ; il ne portait alors qu'un boxer gris. Dans une foule nipponne, le jeune homme détonnait très sûrement, par son épiderme immaculé, ses cheveux blonds de nordique et ses yeux d'un intense vert bouteille. Il était plutôt fier de son enveloppe, la trouvait séduisante du moins. Il avait évité les dangers d'un excès de sport et des volumes qu'il crée parfois, sans pour autant s'être laissé aller à la mollesse. Sous sa peau, ses muscles étaient dynamiques, et lui conféraient une silhouette bien définie, agréable à l’œil. Comme beaucoup de suédois de cet âge, il faisait encore juvénile, sans aucune barbe visible (il s'était débarrassé du peu duvet blanc et clairsemé qui avait envahi sa lèvre supérieure).
Finalement, Kåre enfila une chemise noire aux manches longues, discrètement texturée d'un tissu aux motifs abstraits et sobrement floraux, également sombre. L'habit était issu de la dernière collection d'une marque haut-de-gamme. Il compléta d'un jean noir-gris, un peu plus clair aux genoux, serré aux mollets et surtout aux hanches. Il hésita puis ajouta finalement une touche fantaisie : une courte cravate rayée en diagonale, une rayure sur deux était noire encore, l'autre en revanche était d'un beau carmin. La préparation de ses cheveux, avec juste un peu de laque pour leur donner un aspect décoiffé bien maîtrisé, lui prit encore un peu de temps. Si bien qu'il dut se dépêcher pour la sélection des chaussures. Des tennis très modes, rouges, lui parurent parfaites.
Un sac de sport sur l'épaule, dans lequel il avait enfoncé à la hâte d'autres tenues, au cas où, Kåre se précipita au-dehors. Devant la porte du pavillon familial l'attendait une voiture de taxi qui ne faisait pas mystère du caractère luxueux de son service. Angoissé par la perspective d'arriver en retard au rendez-vous fixé, l'adolescent demanda plusieurs fois à son chauffeur d'accélérer.
Le véhicule de marque le déposa finalement avec seulement quelques minutes de plus que l'heure prévue devant le café. La désorientation du suédois face à l'activité foisonnante du centre-ville (éprouvante pour son don d'empathie) ne dura guère que quelques secondes. Il reconnut presque aussitôt celui qu'il identifia comme étant son photographe. Il n'y avait en effet pas beaucoup d'européen avec un sac à appareil photo dans le secteur… Le nordique lui fit un signe de la main et s'en approcha d'un pas qui se voulait détendu.
« Hej, bonjour. Tu es Phil ? Je suis Kåre, je viens pour les photos » s'introduit-il d'un ton enthousiaste, en anglais.
Son anglais était excellent, même si l'on pouvait y déceler à coup sûr quelques intonations nord-européennes. Légèrement stressé, l'adolescent adressa au photographe un sourire amical. Il tentait tant bien que mal de lire dans les yeux de son interlocuteur quel était le jugement que l'artiste était en train de porter sur son modèle. De son côté, il ne voyait pour le moment que son propre reflet dans ses pupilles… sa réflexion viendrait plus tard.