Il allait devoir jouer serré. On avait beau dire que rien au monde n’était pire que la vengeance d’une femme, Reto connaissait suffisamment le beau sexe pour savoir que ce dernier pouvait parfois être surprenant. Fort heureusement, Reto s’était toujours considéré comme quelqu’un à l’esprit assez fin, et ce même s’il n’était, fondamentalement, rien de plus qu’une brute épaisse. Il avait appâté Kelly, et la jeune femme avait mordu à l’hameçon, et le laissa rentrer.
« Je vous remercie, Madame Brooks. »
Il rentra rapidement. Un petit studio sommaire, avec un bébé dans un parc, dans le coin salon, près d’une télévision. L’ensemble était meublé à l’occidental, avec des chaises, confirmant les origines sociales de la belle et jeune femme devant lui. L’homme ne put s’empêcher de loucher brièvement sur ses fesses quand elle se retourna. Elle avait un superbe cul, moulé à la perfection par son jean, que Reto avait toujours considéré comme un appel inconscient au viol. Brièvement, l’idée de violer Kelly devant son fils lui traversa l’esprit… Mais les affaires étaient plus importantes que la satisfaction de son plaisir personnel, et cette belle paumée pouvait être utile à autre chose qu’être un sac à foutre. L’endroit sentait la misère, et il savait que cette femme était financièrement exsangue.
S’asseyant sur le divan, il la laissa parler, essayant de se faire tout petit… Chose difficile à faire quand on était, comme lui, massif et costaud. Elle lui confia alors son histoire, et Reto ne dit rien. Il était souvent fasciné de voir à quel point les gens se confiaient aisément face à des étrangers, plutôt qu’envers leurs proches. Elle parlait rapidement, expliquant clairement ce qui s’était passé avec Alex’, et lui hochait lentement la tête, mains bien à plat sur ses cuisses. Kelly avait appris ensuite qu’elle était enceinte, mais, plutôt que d’avorter, avait choisi de conserver cet enfant. Reto était suffisamment cynique pour comprendre que l’amour de Kelly envers son fils n’était pas totalement désintéressé… Il représentait aussi un moyen d’obtenir de l’argent de la part de son père biologique, à condition de prouver la paternité devant une cour de justice… Si on suivait strictement la loi, bien entendu. Elle lui parla ensuite de son mari actuel, Joshua, et quelque chose, dans le ton de voix de la femme, ou dans son regard, mit la puce à l’oreille de Reto… La manière dont elle avait introduit son mari… « Et puis il y avait Joshua »… Comme si l’homme n’était rien de plus qu’une roue de secours. Il comprit vite que cette femme n’était pas vraiment une sainte, une jeune adolescente abusée par un riche homme. Comme toujours, le tableau doré et manichéen se brisait pour révéler ses craquelures pourries.
Kelly voulait le meilleur pour son fils… Mais aussi pour elle. Reto hocha légèrement la tête.
« Je comprends, et c’est tout à fait dans votre honneur. Une mère doit savoir se battre pour les intérêts de son enfant, surtout quand il est aussi mignon. »
Des platitudes sans importance. Il regarda l’enfant en hochant légèrement la tête. De fait, Reto n’aimait pas les chiards et les morbacs, qui étaient constamment une source d’emmerdements, mais aussi, quand il avait des ennemis, un très bon moyen d’obtenir ce qu’il voulait. Les gens perdaient tout discernement face à un gosse… Comme si, passé un certain âge, ils admettaient inconsciemment qu’un être humain ne pouvait pas être autre chose qu’une merde pourrie qui, dans un certain sens, mesurait toute la merde qui lui tombait dessus.
« Avez-vous entendu parler du centre commercial Tennō, Madame Brooks ? C’est un projet de rénovation urbaine lancée par la Mairie, et qui doit avoir lieu dans l’une des anciennes usines industrielles du Quartier de la Toussaint. »
Glissant à nouveau sa main dans sa poche, l’homme sortit un papier froissé, et le tendit à Kelly. Il s’agissait d’une carte aérienne du Quartier de la Toussaint, avec une zone entourée par un cercle rouge.
« Ce projet s’inscrit dans le cadre de la reconstruction du Quartier de la Toussaint, et est en chantier depuis maintenant quelques temps. Le conseil municipal de la ville l’a voté, et a obtenu des subventions du gouvernement. Cependant, le terrain appartient à la famille Sanderson. »
Le lien était fait, et Reto poursuivit :
« Plus précisément, la propriété du terrain relève de la mairie, mais l’exploitation a été confiée aux Sanderson par le biais d’un bail commercial qui arrive prochainement à son terme… Or, la Mairie espère faire rehausser le prix du loyer que Sanderson doit verser, en estimant que la construction du centre commercial va augmenter la valeur du terrain. Sans vouloir vous embêter par trop de détails, la Mairie a le droit, soit de renouveler son contrat, soit d’y mettre terme, le contrat arrivant à échéance dans les quelques mois. Moi et mes associés aimerions beaucoup mettre la main sur ce contrat, et c’est là, Madame Brooks, que vous intervenez. »
Il se tut un peu, s’humectant les lèvres, et reprit :
« L’un des responsables du projet de rénovation urbaine, et qui se charge de ce bail commercial, est Hideyo-san. Or, Hideyo est quelqu’un qui est très attaché aux valeurs familiales, et, comme vous avez dû vous en rendre compte, sur ce point, le Japon est un pays très conservateur… »
Reto était en train d’exposer toute sa stratégie à cette femme, tout en devant jouer avec les nuances qui la caractérisaient. Elle voulait vivre avec Alex’, ou, plutôt, goûter à de l’argent, mais elle ne tenait pas à le détruire.
« La famille Sanderson survivrait au rachat de ce terrain, alors vous n’avez pas à vous en faire pour votre fils, ou pour son père. Là où je veux plus précisément en venir, c’est sur le fait que nous pourrions élaborer une stratégie consistant à mettre en jeu, d’un côté, les intérêts patrimoniaux d’Alex, de l’autre, ses intérêts vis-à-vis de vous et de son enfant. Nous avons les moyens de le poursuivre en justice, ou, à défaut, de dire aux médias qu’il a un enfant… Le genre de détails qui passent très mal auprès du public, et qui ruineraient sa réputation auprès de gens comme Hideyo. Vous comprenez ? Soit il accepte de renoncer à ce contrat pour vous et votre enfant, soit nous l’attaquerons. Je vous propose d’être avec moi sur ce coup-là… Bref, de devenir ma partenaire d’affaires. Si vous acceptez… »
Il sortit alors d’une autre poche de sa grande veste un chéquier, et un stylo.
« …À titre d’acompte, je vous signe ce chèque, et je mettrais dessus le montant que vous souhaitez. »