L'avion, forcément, avait du retard. Pour une fois que l'aéroport Kennedy n'était encombré par des milliers de passagers (bien sûr, ça restait relatif, mais en cette fin novembre on avait de la place dans les terminaux), il fallait que l'appareil d'United Airlines qui devait emmener Kaine et sa soeur Aryanne au Québec aie du retard. Une heure. Pas grand'chose en soi et presque une aide du destin pour Kaine qui n'avait aucune envie d'atterir au pays des caribous pour aller y fêter la grand'messe familiale annuelle. Les Quarcry se réunissaient tous -on parlait ici d'une bonne trentaine de personnes, avec les cousins et autres membres vaguement lointains- dans un coin d'Amérique une fois l'an pour ne pas perdre des liens même avec la distance qui avait éparpillé le clan. Pas vraiment le délire du frère d'Aryanne, qui était davantage du type loup solitaire que du genre à retrouver d'anciennes connaissances en parlant fort et en leur mettant de grandes tapes dans le dos. Kaine passait pour avoir un sale caractère la plupart du temps, qui ne s'adoucissait qu'en présence d'Aryanne.
Elle avait toujours su le canaliser, lui parler, le consoler comme le traîner plus bas que terre. Les deux enfants d'Evelynn Quarcry avaient été complices dès leur plus jeune âge, toujours collés ensemble pour partager les bêtises comme les petits goûters. Kaine et Aryanne s'étaient souvent battus l'un pour l'autre, s'étaient régulièrement engueulés comme des chiffonniers avant de se retrouver l'instant d'après à leur colle habituelle. Et puis, l'amour familial avait imité leurs corps quand la puberté les avaient frappés : il avait évolué vers quelque chose de plus adulte. Et de beaucoup moins moralement acceptable.
La cavalcade des pas sur le pavé fit sortir Kaine de ses pensées. Lui et sa soeur s'étaient trouvés un banc pour s'asseoir et y tuer le temps après avoir téléphoné à leur mère pour la prévenir de leur retard et Kaine s'était perdu à trop réfléchir alors qu'il jouait à Candy Crush. Un ou deux mecs étaient venus voir la jolie Aryanne, vite dissuadés de continuer l'approche graveleuse par son frère, qui n'avait eut qu'à lancer un regard. Kaine avait une belle petite gueule, mais ses yeux étaient noirs et menaçants, effilés comme des lames de rasoirs. Pas le genre à se laisser emmerder, ce qui lui avait d'ailleurs valu quelques passages par la case Garde à vue. Et son style vestimentaire n'en faisait pas un joyeux luron : aujourd'hui par exemple, il portait un jean noir élimé, des Converses de même allure et un t-shirt grisâtre sous son éternelle veste en cuir noir taillée motard. Sobre et efficace. Sexy dans le genre mauvais garçon à la rigueur, bien que ce n'était pas du tout son but.
La course était celle de quatre agents de sécurité visiblement très nerveux, qui crachaient des ordres et des questions dans leurs talkie-walkie. Pas spécialement alarmant, le spectacle commençait quand même à agiter les passagers qui poireautaient dans le terminal. C'était tout de même le cinquième petit groupe qui passait en une demie-heure, ce qui laissait présager d'une belle petite merde quelque part dans le dédale des couloirs de JFK.
D'instinct, Kaine fut aux aguets. Relevant la tête pour suivre la course des agents, il adressait quelques petits coups d'oeil à Aryanne.
Elle avait été silencieuse depuis leur départ de la maison, trop par rapport à avant. Quand ils avaient été ensemble -littéralement- les deux Quarcry n'arrêtaient pas de parler. Et de mentir, se couvrant mutuellement comme ils l'avaient toujours faits. Ils vivaient cachés dans la chambre de l'autre, parfois à l'hôtel pour ne pas être surpris par leur mère. Ils s'étaient aimés plus que comme la nature auraient dut les laisser s'aimer. Comme un cadeau précieux et terrible, une boîte de Pandore pleine de monstres qu'ils risqueraient de laisser sortir une fois l'acte consommé, Kaine et Aryanne s'étaient mutuellement ravis leur virginité. Et leur vie sexuelle avait rapidement avait été très intense, les jeunes gens sachant se faire plaisir ensemble, d'autant que le frisson de l'interdits donnait à leurs jeux intimes une dimension incroyablement profonde. Gourmands de sexe, gourmands d'amour.
Et puis l'interdit avait finit par peser lourd. Très lourd, trop lourd. Aryanne s'était détachée peu-à-peu avant de rencontrer Peeter. Son mec. Celui avec lequel elle n'aurait à se cacher. Elle et Kaine s'étaient beaucoup engueulé, à l'époque. Il n'y avait "que" quatre mois, mais ça semblait si vieux... La hache de guerre avait été finalement enterrée, mais Kaine s'était éloigné d'elle par amour. C'était elle qu'il aimait et la voir avec Peeter, l'entendre parler de lui... Non, c'était décidement trop dur. Elle le savait d'ailleurs et s'éloignait toujours quand il appelait et que son frère était là.
Un cri avait retenti. Éloigné, presque étouffé. Un cri d'horreur qui avait fait bondir de nombreuses personnes dans le terminal, dont Kaine qui s'était redressé vivement pour scruter les portes qui donnaient sur les autres parties de JFK, à la recherche de l'origine. Il avait été dans assez de sales plans pour avoir développé un féroce sens de la méfiance et de l'appréhension, qui lui avait crié que
quelque chose allait arriver.Comme toujours et quoi qu'il pouvait arriver, il s'était instinctivement occupé d'Aryanne et lui avait attrapé le bras pour la relever et la tenir contre lui. Sans la regarder -ses yeux scrutaient l'horizon délimité par les portes battantes- il s'était adressé à elle.
- Tiens toi prête à... Sa phrase s'acheva dans un incroyable fracas de vitre brisée. Un peu sur leur gauche, la baie vitrée avait volé en éclat quand un chariot de bagages s'y était écrasé avec violence, les éclats de verre cisaillant les gens à portée. Kaine s'était immédiatement rabattu sur Aryanne pour la couvrir, bien qu'ils n'étaient pas spécialement proche du sinistre. Dès qu'il avait put, le jeune homme avait relevé la tête pour voir arriver la suite des problèmes.
Une femme en tailleur s'était jetée à travers la baie vitrée éventrée sans se soucier des larges estafilades que le verre avait infligé à sa chair. Elle s'était redressée en hurlant, un son guttural et terriblement rauque aux intonations sifflantes et Kaine avait put voir son visage. Une partie de sa joue droite était manquante, laissant dents et gencives clairement apparentes. Un de ses yeux avait été crevé par un éclat cristallin toujours fiché dans l'orbite et elle ne semblait pas en souffrir outre mesure. Sa tenue était maculée de sang et ce qui avait dut être un chignon ne ressemblait plus à rien. Alors qu'un vieil homme se précipitait vers elle vraisemblablement dans l'intention de lui porter secours, la femme lui sauta à la gorge. Des cris d'horreur fusèrent de partout et tout le monde s'agita, sans avoir idée que le pire restait à venir.
Kaine l'avait devinée derrière ce qui restait de la vitre. Une marée humaine gesticulante et hurlant à la mort fonçait vers la salle d'attente du terminal alors qu'au loin retentissaient de nouveaux et innombrables cris ainsi que des coups de feu.
- ON DÉGAGE ! Il savait qu'elle suivrait. Aryanne n'était pas un mystère pour lui, comme il n'en était pas un pour elle. Les Quarcry prirent la fuite tandis que les premiers cannibales gémissants s'écrasaient sur les portes vitrées encore intactes qu'ils ne tarderaient pas à défoncer. Certains s'écoulaient déjà de la première ouverture comme du sang vicié hors d'une plaie, se précipitant vers les malheureux trop peu réactifs. Kaine prit la première direction à portée, soit l'arrière de la salle, tout de même longue d'une bonne cent-cinquantaine de mètres. Jouant des épaules pour dégager ceux qui auraient eu la même idée, il tenait Aryanne par la main et n'avait qu'une idée fixe : sortir de là coûte que coûte.
Comment, il n'en savait rien. Dans son idée de toute façon, n'importe où serait meilleur que ce piège à rats qu'était devenu le terminal. Car vu le flux de passagers qui se mettait en branle pour sauver sa peau, les portes ne laisseraient pas passer tout le monde et le flot cannibale ne tarderait pas à déferler sur eux comme une peste maligne. Il fallait faire vite mais surtout, il fallait faire efficace.
Sinon, la partie serait vite pliée.