Une fois de plus, elle se détacha de lui, mais la séparation fut quelque chose d’encore moins déchirant que la dernière fois, et bien qu’il éprouvât encore l’envie de la serrer contre lui, il se doutait bien qu’elle préférait une position où elle pourrait davantage revendiquer une sorte d’indépendance innocente et farouche qui accompagnait tous ses gestes plutôt que de rester dans les bras du géant qu’il était comme une vulgaire poupée de chiffon, même si, de l’avis de Khral, cette magnifique jeune fille n’avait en commun avec ces tristes simulacres d’êtres vivants que leur poids plume tant elle était légère à soulever. D’ailleurs, qu’elle fût près ou loin, il ne l’en admirait pas moins : dans le cas présent, en croupe sur une des branches de l’arbre sur lequel ils avaient bondi, aussi altière qu’une cavalière sur un ancestral et placide destrier, elle donnait toujours autant cette impression de princesse, de fée… ou plutôt de dryade tant elle semblait en symbiose avec ce majestueux végétal qu’elle honorait du toucher de ses doigts fuselés. Saïl aurait presque été jaloux s’il n’avait pas à ce point approuvé le geste de sa protégée ; ayant été lui-même en contact étroit et prolongé avec la nature brute et sauvage des Contrées du chaos, il savait à quel point la flore aussi bien que la faune pouvait pulser d’une vie sourde, antique et puissante, et était familier de la sensation d’étrange familiarité que l’on peut ressentir par un simple contact physique avec un vieux domiciliaire de la forêt comme celui sur lequel ils étaient perchés. Il ne pouvait être réellement sûr qu’Ellane éprouvait cette proximité avec la même intensité que lui conféraient ses sens surdéveloppés et sa nature animale, mais si ce n’était pas le cas, il avait tout du moins la certitude qu’elle savait embrasser en une grandiose simplicité le cœur de ces bois par le simple biais de son toucher.
Pour sa part, l’attention de l’homme-loup était partagée entre la contemplation du ciel nocturne au-dessus de lui et celle de la nymphe vespérale à ses côtés, jambes légèrement arquées, les coudes ramenés sur ses genoux, ramassé pour le moment en une attitude de spectateur. La lune était si majestueuse, si bienveillante et si froidement lointaine à la fois qu’il aurait pu passer son temps à l’observer jusqu’au lever du jour… mais tel était aussi le cas de celle qu’il avait le privilège de pouvoir appeler Elly, avec l’exception qu’elle était bel et bien là à ses côtés, vivante et pétillante, tangible, d’une grâce insouciante qui faisait passer l’astre de Diane pour un gros roc dépourvu de toute magie.
Donnée plus prosaïque, ses connaissances appliquée à l’astrologie lui démontrèrent que, d’après la disposition des étoiles, il se trouvait bel et bien sur Terre : d’un simple coup d’œil, telle ou telle constellation lui revenait en mémoire et, signe suprême qui parachevait ce tapis de preuves, Vénus, l’Etoile du berger, scintillait dans le ciel noirci de tout son éclat. La planète de la Déesse de l’Amour avait-elle toujours été aussi brillante ? Saïl ne pouvait s’empêcher d’avoir l’impression du contraire et, bien qu’il se demandât un instant si ce ne pouvait pas être là une sorte de signe quant à cette soirée, il repoussa bien vite avec embarras cette idée dont la lubricité faisait perdre de sa pure beauté à l’expérience inédite qu’il vivait.
Ainsi il était bien sur terre… et que faire maintenant ? Comment pourrait-il faire en sorte de concocter un contre-Terranis, à supposer qu’un produit pareil existât ? Le… le voulait-il réellement d’ailleurs ? Voulait-il seulement retourner définitivement sur Terre alors que Terra paraissait si riche en possibilités en dépit de ses dangers ? Ah, s’il pouvait y avoir un moyen de contrôler le passage d’un monde à un autre !
Oui ! C’était ça ! Il devait y avoir un moyen ! Il ne pouvait qu’y avoir un moyen et, foi de Saïl Ursoë, il le trouverait comme il avait trouvé le moyen de synthétiser les caractères génétiques d’un Terranide ! Il y arriverait !
Pour mieux se concentrer, il avait fermé les yeux, et les suppositions, les théories, les idées, les projets, les prévisions s’étaient mises à défiler dans sa tête, mais il redescendit un peu soudainement sur Terre au sens figuré du terme à entendre la douce voix de sa compagne qui le plongea une fois de plus dans l’embarras : pourquoi fallait-il qu’elle à qui il pouvait obéir plus qu’à personne au monde lui posât une question pareille, qui était pour lui comme si elle lui avait demandé de la caresser alors qu’il aurait eu les mains couvertes d’épines ? Se frottant le dos des mains en un geste d’embarras qui lui était coutumier depuis bien des années, il répondit d’une voix coupable :
« Mon sourire… mon sourire est repoussant. C’est un sourire de loup. Un sourire de carnassier. »
L’auteur prendra ici la liberté d’intervenir une fois de plus en espérant que cela ne dérangera pas le lecteur pour lui signaler que Saïl exagérait : certes, le voir dénuder ses crocs comme l’impliquait un sourire provoquait au premier abord un certain sentiment de malaise, mais une fois celui-ci passé, on pouvait retrouver tout ce que cette expression faciale avait d’attendrissant chez l’humain qu’il avait été, et qui n’avait pas disparu avec sa métamorphose, quoi qu’il en pensât.
Cependant, alors qu’il se morfondait, il sentit quelque chose de doux et de frais au creux de sa paume, et baissa les yeux pour découvrir qu’Ellane lui faisait cadeau de cette même fleur qu’elle avait glissée dans ses cheveux, un peu fripée par l’agitation récente, mas toujours de la même élégance fragile.
Murmurant un « Merci. » ému, le loup-garou à la mentalité de scientifique referma ses doigts sur la tige de l’herbacée pour l’examiner sous différents angles et faire son diagnostic : un lys blanc. Aurait-il pu en être autrement ? L’enchantement qui irradiait de cette demoiselle à la peau pâle semblait influencer la nature même des choses, et il était donc logique que cette fleur s’avérât être cet emblème royal d’un blanc si immaculé qui seul pouvait faire honneur à celle qui s’en était orné sa si noble tête.
Sur le coup, il regretta de ne rien avoir véritablement à lui offrir en échange pour lui témoigner sa gratitude, se sentant ingratement benêt de son incapacité présente. Toutefois, il se fit la réflexion que ce n’était pas une question d’échange, mais de reconnaissance : « plaisir d’offrir, joie de recevoir » comme on dit, et cette adorable humaine n’aurait jamais été hypocrite au point de lui donner quelque chose dans l’espoir d’être remboursée, il en était sûr. Même s’il n’avait rien de matériel à « troquer », il lui restait ses connaissances et ses capacités, et il pouvait s’en servir pour rendre la soirée d’Ellane aussi agréable et inoubliable qu’il en était capable ; c’était là le mieux à faire.
Au passage, il aurait pu lui démontrer qu’elle se trompait en pensant que ce lys était condamné à être éphémère, car il avait connaissance de plus d’un procédé de conservation qui permettrait de garder cette fleur en bon état, fut-ce sous une forme séchée, et ce même avec des moyens de fortune… mais heureusement pour les jolies oreilles de la jeune fille, il se retint de se lancer dans un exposé fort docte qui l’aurait certainement bien vite lassée comme bon nombre de personnes.
A la phrase qu’elle prononça, il ressentit des émotions contrastées : bien évidemment, il était éminemment touché par cette amitié qu’elle affirmait avec une candeur aussi sincère, mais si enthousiasmé qu’il fût à cette idée, son cœur –ainsi que d’autres parties moins…romantiques- ne pouvait s’empêcher de lui faire éprouver un soupçon de regret à la pensée que cette relation ne pourrait sans doute pas aller plus loin.
Bah ! Qu’aurait-il pu espérer de toute façon ? Aussi magique que fût pour lui l’atmosphère, ils n’étaient pas dans un conte de fées, et ce rappel devait lui faire revenir en tête le rôle d’ami et de protecteur auquel il devrait très manifestement se cantonner, sans chercher à pousser ses attentes dans de délirantes suppositions.
Pensivement, alors qu’il glissait la fleur au creux de son oreille, endroit de son corps le moins susceptible aux chocs, il réfléchit aux désirs de l’adolescente qui étaient pour lui des ordres : voilà des instructions qui étaient pour le moins floues, surtout qu’il ne connaissait rien du lieu, et encore moins celui où elle pouvait habiter… pour l’instant !
Se concentrant, il abaissa ses paupières et replia ses oreilles, se maintenant dans une immobilité presque catatonique alors qu’il fermait un à un ses sens d’autant qu’il lui était possible, les bloquant tous sauf un afin d’accroître au maximum l’acuité de ce dernier : l’odorat. En se focalisant sur l’odeur d’Ellane, il pourrait retracer son parcours des quelques dernières heures, et ainsi déterminer d’où elle venait… et donc où elle ne voulait pas aller.
Gonflant sa cage thoracique par le biais de ses amples canaux nasaux, l’homme-loup laissa les odeurs riches en informations diverses affluer jusqu’au plus profond de ses centres cognitifs où sa mémoire tria tout ce qui pourrait lui être utile, véritable trieuse d’une performance surnaturelle, pour restituer le tout sous forme de connaissances utiles. Conclusion : non seulement il savait maintenant que sa douce venait d’une école à en juger par le bon nombre d’autres senteurs juvéniles qui lui parvenaient en bordure de ses perceptions, mais il s’aperçut en plus que la taille du bois dans lequel ils se trouvaient était bien plus considérable qu’il ne l’aurait cru, celui-ci s’apparentant davantage à une forêt, promesse d’un long vagabondage sans risque d’être dérangé au sein de cette étendue végétale par endroits à peine touchée par la main de l’homme.
Galvanisé par cette perspective, et encore plus par la sensation si agréable du corps rafraîchi par le froid ambiant de la presque-adulte, il l’enveloppa à nouveau de son bras protecteur, et fit face aux immensités obscures qui se profilaient devant eux.
« C’est parti ! »
Une fraction de seconde, il eut la tentation d’adjoindre ses paroles d’un baiser au sein de cette chevelure fine, abondante et si plaisamment odorante, mais il se retint à regret, se contentant de fixer son parcours à venir avec détermination alors qu’il se préparait à bondir.
L’impulsion des jambes le fit jaillir de la grosse branche qui fut secouée momentanément par un tel choc, le bras feuillu de l’arbre s’agitant un moment comme le poing menaçant d’un vieillard aigri avant de reprendre son immobilité première alors que le duo s’éloignant à grande vitesse, Khral bondissant d’arbre en arbre avec cette agilité que seul un loup pouvait posséder, ne se maintenant sur tel point d’appui qu’il trouvait que quelques secondes avant de repartir de plus belle, toujours plus haut, toujours plus loin, toujours plus vite, tel un invincible esprit de la forêt. Il espérait que le spectacle était du goût d’Ellane, mais craignait de détourner son attention de la continuité de ses mouvements de peur d’occasionner une mauvaise chute qui aurait pu se finir mal pour elle, aussi il gardait ses yeux dardés droit devant… enfin dans un premier temps, car à un moment, il crut entendre une exclamation étouffée de la part de sa partenaire, et détourna une fraction de seconde son regard de son point d’atterrissage pour vérifier que tout allait bien pour elle.
Ce manque de vigilance lui fut préjudiciable, car s’il ne manqua pas sa cible, il se réceptionna fort mal et, alors qu’il faisait son possible pour regagner son équilibre en des mouvements malheureusement trop désordonnés, leur support rendit les armes et sa détacha de son tronc avec un craquement aussi rapide que percutant, précipitant les deux randonneurs en chute libre.
« Meeeerde ! » Ne put s’empêcher de jurer Khral alors qu’il tendait son bras libre pour trouver un point de support.
Ce point, il le trouva en la présence d’une grosse branche qu’il agrippa sans difficulté de sa large main griffue, mais le soulagement qu’il ressentit de ce rattrapage in extremis fut de courte durée lorsque, à l’apex de la courbe ascendante de son balancement, cette bouée de sauvetage à laquelle il s’accrochait se brisa également, propulsant ses passagers en plein élan.
Et cette fois, foin de choses auxquelles se rattraper, car le parcours que l’homme-loup avait choisi sur le vif les avait conduits en bordure d’une mare dont le pourtour n’était peuplé que par des buissons, des rochers, et des arbustes de faible taille.
Heureusement, voyant ce qui allait advenir, il eut la présence d’esprit de ramener son autre bras contre Ellane pour la protéger, et d’imprimer une torsion à son corps qui lui fit présenter le dos au point de crash alors qu’il serrait étroitement son amie contre elle comme si elle avait été faite de cristal.
Le terme de crash s’avéra exact étant donné le bruit que la chute provoqua : un mélange de l’impact du corps immense contre la terre humide auquel se mêla le craquement presque furieux d’un buisson fracassé par la masse de Khral, ainsi qu’un *Flosch* provenant de sa tête qui était elle tombée dans les premiers centimètres du point d’eau.
Lui n’avait rien, et les risques qu’Elle ne s’en sortît pas tout aussi indemne étaient minimes, mais il resta tout de même dans cette posture de repli quelques longues secondes le temps que la tension retombât et que de l’ordre se refît dans ses idées, après quoi il redressa la tête, sa crinière dégoulinante d’eau, son faciès animal un peu ahuri faisant face à celui de la pauvre malmenée.
« Elly… » Souffla-t-il instinctivement, ses pensées encore un peu confuses.
Toutefois, une certitude primait : elle allait bien, et c’était au fond le principal. Si elle allait bien, tout allait bien… tout allait bien.
Comme frappé de cette idée, Saïl fut pris d’un mouvement d’hilarité inattendu, sa bouche se plissant en un sourire incontrôlable alors que de sa gorge sortait un irrésistible rire nerveux, mélange du soulagement et de l’embarras qu’il éprouvait en ce moment même. Le loup n’avait jamais ri ainsi, et bien qu’il ne fût pas un pince sans rire, s’amusant volontiers d’une blague ou d’une plaisanterie, l’humain n’avait jamais éprouvé quelque chose d’aussi positivement incongru que cet élan d'amusement qu’il présentait dans toute sa spontanéité et toute sa splendeur à la donzelle de ses pensées.
Ainsi, il resta à rigoler bêtement pendant un moment, puis, dès qu’il s’aperçut de ce qui était en train de se passer, son visage se figea en une expression de honte penaude : il avait souri, il avait ri ! Quel odieux spectacle cela avait dû être… il s’en mordait les doigts !
« Je suis désolé…je ne voulais pas…c’est… je suis désolé. » Prononça-t-il, confus, baissant la tête en attendant la réaction de celle qu’il avait si mal traitée.
Il l’avait conduite à travers un endroit qu’elle ne connaissait pas à toute allure sans lui demander son avis, avait mis sa vie en danger, et lui avait en prime imposé le spectacle de son effroyable sourire ! Mais quel imbécile… il aurait fait n’importe quoi pour se rattraper tant il tenait à elle, mais craignait qu’il ne fût déjà trop tard pour ça.
Aussi silencieux et honteux qu’un criminel pris en flagrant délit, il attendit son jugement au milieu du clapotis tranquille de l’étendue d’eau paisible avoisinante et du bruissement introublé de la forêt. Et pourtant, il ne relâchait pas son étreinte.
Il ne voulait pas la perdre...