Au cours de ses douze années de carrière au sein de l'Alliance Solaire, Evora avait été conditionnée pour endurer l'état de stase que requérait systématiquement les longs voyages interstellaires. Les drogues utilisées afin de paralyser le cerveau avaient bien évolué au cours de cette dernière décennie et si lors de ses premiers trajets, sa psyché avait été bouleversée par d'étranges songes : aujourd'hui elle accomplissait le voyage d'une traite noire et silencieuse.
Peut-être était-ce à cause de cette osmose parfaite avec la machine lors de la cryogénisation que la belle commandante ne fut guère éveillée grâce au système d'urgence. Toujours branchée à la machinerie centrale, ses systèmes vitaux demeuraient constant et son cœur battait à un rythme régulier. Depuis ce coma profond, elle était loin de s'imaginer les dégâts infligés à sa frégate. Avant d'embarquer, elle avait fait part des dernières consignes de sécurité, agaçant au passage les deux soldats expérimentés. Toutefois, la jeune présence de Saul l'avait contrainte à répéter ce B.A.B.A, assez lasse. Le vaisseau-mère lui avait bien signifié dans le cadre de cette périlleuse mission de s'armer d'un androïde capable de gérer les étapes de cryogénisation. Elle avait refusé tout net. Le système automatique suffirait. Alors on lui avait amèrement souhaité bonne chance – conscient de l'entêtement dont elle savait faire preuve à l'égard de certains sujets.
Elle avait été la dernière à entrer en sommeil prolongé, s'assurant au préalable que la nouvelle recrue Loggia était correctement plongée en inertie. Elle avait effectué plusieurs vérifications, admirant le visage perdu entre la juvénilité et la virilité, incertaine. N'était-il pas trop jeune pour ce projet ? Pensait-elle, inquiète – profitant d'une rare solitude pour dévoiler son côté le plus doux. Bien qu'elle fut mariée un jour, il aurait pu être son fils. Chassant ses pensées troublantes, elle s'était empressée d'entrer dans son caisson gravé du chiffre 3 et le vaisseau avait franchi l'hyper-espace.
L'alarme éveilla son ouïe avant tout le reste.
Sa vue brouillée fatiguait son cerveau. Elle tentait de comprendre, stimulée par de nombreuses informations. Reprendre son souffle fut une opération assez douloureuse et elle haleta de longues secondes, étendue au fond du caisson. Ses cheveux platinés rampaient sur son visage humide, désordonnés.
« L...Loggia ? » murmura-t-elle en reconnaissant vaguement les traits penchés au-dessus d'elle.
Puis le mot « écraser » arriva à ses oreilles, la sirène qui l'assourdissait explosa dans son esprit.
« Quoi ?! » répéta-t-elle plus fort tandis qu'elle s'extirpait, arrachant les fils vitaux lors de la cryogénisation.
« Comment ça écraser?! »
Enfin : sa vision s'était complètement rétablie. La blonde plantureuse effectua plusieurs pas, le liquide de cryogénisation dégoulinant le long de ses courbes. Elle ne prenait pas conscience de sa tenue . A vrai dire, c'était le cadet de ses soucis et avoir percé jusqu'au poste de commandant lui avait plusieurs fois réclamé de sacrifier sa pudeur féminine. Et si elle avait remarqué l'érection de son subordonné : elle n'en montrait rien. Ses jambes la portaient jusqu'aux autres caissons où elle découvrit l'ampleur du désastre. Rien ne lui était plus insupportable que la perte inutile d'hommes. Mourir au combat était une chose, mais dans un foutu crash...
Au moins, il lui restait Saul Loggia. 15 ans. Inexpérimenté. Dépendant de la hiérarchie.
Non, la situation se présentait sous de bonnes augures, ironisait-elle en levant les yeux au ciel.
«Nous devons tenter d'activer les systèmes de communication au poste de pilotage. Mais cette sirène est là pour nous dire qu'on va rester seuls un bon moment. Tu connais la procédure, on a dû te l'apprendre à l'Académie. »Elle parlait d'un ton froid, comme à son habitude. Ce caractère glacial avait contribué à alimenter de nombreuses rumeurs à son propos. Des soldats s'étaient mis à répandre la possibilité qu'Evora Reticulli ne soit pas la célèbre fille du Général de l'Alliance Solaire, mais plutôt un droïde évolué. En témoignait son absence d'émois. D'autres, au contraire, la prétendaient chaude comme la braise et se vantaient de l'avoir déjà tringlée dans les vestiaires de maintes bases spatiales.
« Au travail, cadet. » ordonna-t-elle en frappant les commandes d'ouverture de la salle de cryogénisation.
Désormais, ils arpentaient les couloirs. Par-dessus tout, la militaire craignait l'hypoxie. Elle ne connaissait pas l'ampleur des dommages, l'état des réserves d'oxygènes, s'ils s'étaient échoués sur une planète à l'atmosphère vivable ou au contraire sur une ceinture de météorites qui condamnerait toute probabilité de sortie. En bonne commandante, elle avait pris les devants et laissait Saul suivre derrière elle avec, en prime, une vue imprenable sur sa croupe mise en valeur par les sous-vêtements. A intervalle régulier, au rythme des néons qui grésillaient, se dévoilait une courbe pâle, à la chute indécente, puis le noir surgissait deux secondes à peine. Tout avait foutu le camp visiblement : l'éclairage, les câbles d'alimentations électriques, les conduits d'eau. Ils devaient bien progressé dans un centimètre de flotte, rendant l'excursion périlleuse.
« Putain de mission aux confins du bras d'Orion. » jurait-elle par moment, énervée.
« J'ai perdu deux hommes...merde ! Comment je vais expliquer ça....à la base. »
Comment allait-elle expliquer ce fiasco monumental à son père, surtout ? Enfin, la question soulignait un optimisme déplacé : pour rendre compte à la base, il fallait supposer qu'ils s'en sortent. Elle ne semblait pas en douter un seul instant.
Arrivés devant les portes du cockpit, elle actionna sèchement l'ouverture : sans résultat. Sa paume s'acharna sur l'écran tactile qui reconnaissait l'identité digitale, mais refusait l'accès- sous alimenté en énergie. Elle avait une formation d'ingénieur spatial, intrinsèquement lié à son passif de pilote chevronné et présuma qu'il n'y aurait aucun moyen conventionnel d'accéder à la salle de pilotage.
Soudainement, elle fit face à Saul. Elle était un petit bout de femme, et l'adolescent en pleine croissance menaçait déjà de la dépasser en taille.
« Nous allons devoir regagner l'armurerie. Trouver des explosifs et forcer l'entrée. Ensuite....aouch.... » Elle s'interrompit dans une grimace de douleur et lança sa main derrière son épaule, sans réussir à atteindre la zone concernée.
« Qu'est-ce que.... » Elle fronçait les sourcils et dut se retourner face aux portes, s'y appuyant de ses deux mains pour ordonner à Saul :
« C'est...dans mon dos, jette un oeil. »
Sa respiration était courte non seulement à cause de la souffrance, mais aussi à la simple idée qu'une auscultation exigerait qu'il la touche. Il fallait d'abord qu'il écarte sa crinière cendrée puis qu'il effleure sa peau nue à cet endroit où était figé un petit éclat de métal.