Forêt nexusienne. Matinée.
En pleine ébullition, la meute s'impatientait, affairée à relever une piste. Leurs jappements fébriles se communiquaient à certaines montures, encapuchonnées par la main ferme des cavaliers. Les sabots martelaient le limon du sous-bois et les brides carillonnaient alors que les ordres surgissaient, vomis par les maître-chiens. C'était un froid vif et mouillé qui s'insinuait sous les lainages pour mordre la chair et cloquer sa surface de chair de poule. Des perles de rosée endiamantaient la texture luisante des frondaisons au-dessus des têtes coiffées de feutre, de coton ou de fourrure pour les mieux lotis. Mais si les frimas du bois engourdissaient les articulations, ils excitaient au contraire les chevaux -naseaux vrombissants et nerveux, on les entendait ruminer leur fougue en mâchonnant les mords.
Comme toujours dans les hautes sphères, la chasse ressemblait à un prétexte pour tisser des relations et en entrevoir de nouvelles. Aussi nerveux que sa cohorte de chiens, Julius distribuait des sourires crispés d'inexpérience tandis que le monde s'embourbait dans l'ennui de l'attente sous un ciel de plomb et une bruine glacée. Si bien que le sieur Cambel finit par échouer sur les rivages qui lui paraissaient le moins hostiles au sein de cette mer houleuse d'exaspération. Les convives de marque butinaient généralement le miel de la compagnie féminine avec autant de satisfaction qu'il était possible d'avoir chez cette espèce d'hommes bouffie de vanité et de privilèges, chose que Julius Cambel, jeune hobereau nexusien en manque de reconnaissance, émetteur de l'invitation, avait bien assimilé en sollicitant Mélisandre.
Le palefroi monté par la jeune femme arborait une robe charbonneuse et uniforme, à l'exemple de la crinière de la cavalière. Lâchés sur ses épaules en un ruissellement sombre et chatoyant, ses cheveux ondulaient, souples comme des serpents de jais. Elle avait opté pour la monte traditionnelle, plus adaptée aux tribulations de la chasse et pour une tenue sobre de circonstance : un pantalon en daim surmonté de jambières lacées jusqu'aux cuisses moulait agréablement ses fesses, alors qu'une blouse à jabots cintré à la taille et une veste de velours doublée de fourrure s'ouvraient subtilement sur la naissance de sa gorge. Parachevant le tout, une cape de coton maintenue par une broche en filigrane d'argent s'épanouissait en plis et en ourlets marrons sur la croupe de l'étalon.
" On dirait que j'ai autant manqué de flair que mes chiens, aujourd'hui, déplora le jeune homme.
- Pas autant que moi en acceptant de venir, intervînt d'un ton bourru le châtelain le plus proche, juste après avoir fait volter sa monture à leur niveau. Vos chiots sont à votre image, parfaitement inutiles. "
Juché sur l'étalon avec la prestance et la rigidité qui seyaient à un homme de sa trempe, il toisa Jibius de sa face ronde et mafflue, aussi patibulaire que celle d'un dogue, le faisant se ratatiner sur sa selle. Mélisandre le considéra de ses prunelles sombres, imperméable à l'hostilité dégagée.
" Je jurerais qu'ils n'ont pas autant de mordant que vous. Sieur... ? "
L'intéressé renifla, à peine amadoué par le ravissant minois, jaugeant le degré d'effronterie de la réplique d'un air aigre et supérieur, irrité de voir son renom ainsi méconnu.
" Sieur Edouard, Seigneur du plus étendu fief de l'Ouest, au service de la Reine et de ses intérêts. Il referma ses doigts boudinés autour des rênes. Une chevalière garrotait le majeur du poing gauche. Chaque émeraude qui la sertissait figurait les écailles somptueuses d'un serpent enroulé sur lui-même. Je me flatte de connaître les plus nobles dames du royaume et je crois pouvoir dire sans me tromper que vous n'en faîtes pas partie. Dame ? "
La remarque sonnait comme un reproche acerbe. Le Seigneur Edouard dénudait doucement les crocs, l'humeur aussi lugubre que le temps.
" Belmont, " se contenta-t-elle de rétorquer, la bouche fendue d'un léger sourire.
Dressant un sourcil circonspect au-dessus des paupières adipeuses, le noble émit un son rauque et persifleur auquel succéda une expression graveleuse, examinant son interlocutrice d'un intérêt renouvelé.
" A ce qui se dit, le Duc raffole des catins et de leur compagnie. Son domaine en regorgerait davantage même que de pièces. Est-ce vrai ? "
Un frisson d'indignation secoua Jibius. Toutefois, si intentions chevaleresques il y avait, elles se révélèrent rapidement bridées par un puissant sentiment de subordination. A juste titre, sans doute, car Edouard détenait les terres et les titres dont il ne pourrait jamais se targuer de posséder. Plus déliée que la sienne, la langue de Mélisandre riposta paisiblement.
" Vous devriez venir voir par vous même, Sieur Edouard. Les charmes des filles du Lord Belmont sont ineffables et méritent leur notoriété, tout comme l'ivresse de leur passion. "
Un engouement obscène étira la lippe grasse comme la démone le régalait d'un sourire imperceptiblement esquissé en guise de prélude.
***
Manoir Belmont. Soirée.
Une ambiance feutrée et lénifiante régnait au sein du salon Belmont. Comme souvent lorsque les résidents désertaient le manoir, une ombre féline investissait les lieux. Jetant sur les murs des ombres vacillantes, le crépitement des flammes berçait la diablesse. Son corps somnolent se déployait sur le canapé, spécialement orienté vers le foyer pour saluer sa léthargie. Léchée par les reflets tremblotants de l'âtre, sa silhouette s'ébauchait clandestinement sur les coussins de velours, toute en courbes féminines et furtives, dérobées au scandale de l'indécence par le tissu soyeux et froissé d'une chemise suffisamment ample pour conserver le secret de sa maternité, laquelle arrondissait déjà légèrement l'orbe de son ventre. En passant par la chambre principale, elle avait relevé les traces d'une nouvelle conquête. Des affaires éparses. Un parfum particulier, féminin, différent de celui de Shad ou d'Arashi. Elle ne s'y était attardée que le temps de dénicher une chemise propre. Un bras couvrait le regard de la Marquise tandis que l'autre pendait indolemment dans le vide, un verre de lait suspendu à l'extrémité de ses doigts.
Derrière le grésillement des flammes et dans un bourdonnement ouaté, on entendait s'affairer les premiers charognards. Un petit essaim de mouches s'agglomérait déjà à la base déchiquetée du trophée de chasse. Exsangue, un segment glacé de bras humain s'érigeait sur la table basse comme l'épilogue de sa journée. Seul le majeur, élégamment orné d'une chevalière, émergeait du poing fermé. La demeure n'a jamais accueilli de pourceaux aussi replets que vous et je ne suis pas certaine que votre dodue personne soit capable d'en dépasser le seuil en un seul et unique morceau.
Du drame diplomatique cependant, rien ne permettrait de l'impliquer.
Quelques semaines la séparaient des évènements survenus aux Enfers. Depuis, son attitude vis-à-vis du Duc avait connu un revirement sec. Les provocations flirtaient plus rarement avec les limites qu'elle avait appris à connaître. Sans avoir un comportement exemplaire, la garce observait désormais quelques règles élémentaires afin de s'épargner un scénario analogue. Ne pas nuire. Ne pas défier. Ne plus disparaître (même si elle ne participait en rien à la vie de maison et que les nuits la voyaient rarement revenir, elle savait où et quand se manifester). En outre respect et discipline avaient depuis peu assoupli son caractère. Et pour ne pas avoir à s'infliger ces deux derniers états trop souvent, la présence de l'Indocile auprès de son maître se réduisait la plupart du temps à de brèves entrevues.
Pour la jeune femme, la démarche du maître de maison était reconnaissable entre toutes. Avant même qu'elle ne résonne dans le vestibule, Mélisandre avait ouvert les yeux. Une poignée de secondes s'écoula et puis il fut là, troublant le repos et les pensées de la Marquise qui ne daigna cependant pas bouger. Son bras se leva le temps de prendre une gorgée de lait.
" Bonsoir. L'étalon a déferré aujourd'hui, pensez à faire mander le maréchal. "
Depuis la disparition de sa propre monture, elle avait pris la fâcheuse habitude d'emprunter celle de Connor. La belle se redressa sur un coude, auréolée d'une crinière d'ébène. Elle récolta le nuage de lait sur ses lèvres d'un coup de langue.
" Maître ", rajouta-t-elle doucement derrière. Précaution.
Surprenant un regard vers le macabre butin de la table basse, elle eut un geste engageant vers ce dernier. Les gemmes de la bague paraissaient liquides à la lueur du feu, comme gorgées de venin. Un œil avisé distinguerait les ondulations fascinantes esquissées par le serpent d'émeraudes, doué de vie sur son support d'argent.
" Un présent. Pour vous. "
Avec son nouveau statut aux Enfers étaient venues de nouvelles dispositions. Si la magie n'était décidément pas son point fort, la brunette se révélait capable de quelques enchantement simplistes. Comme poser un traqueur sur une chevalière, par exemple.
" Quand une entité démoniaque différente de celle du porteur se manifeste, le motif s'anime " spécifia-t-elle non sans une pointe de satisfaction personnelle, agrémenté d'un sourire dérobé.
De quoi justifier les traces de magie qu'il relèverait sans doute. Sans cesser de contempler son petit seigneur, la diablesse acheva paisiblement son verre, alanguie sur le canapé à l'image d'un fauve imprévisible.