Pendant que certains traînaient leurs misères, d'autres traînaient leurs savates, sur la place du marché.
Cadenza en faisait partie, ayant simplement voulu voir du paysage, ou en tout cas d'autres paysages que les monts enneigés qui se découpaient dans les fenêtres de sa demeure. Époustouflante comme d'habitude, ses cheveux rouges étaient noués en un chignon élégant. Elle avait troqué son épaisse cape pour une tenue plus légère, plus adaptée à l'environnement ensoleillé de Nexus : une robe corsetée, simple, d'un rouge profond.
La tenue de la dame était peu sophistiquée, mais suffisamment indicative pour que l'on sache que l'on avait affaire à une aristocrate. Nulle présence de garde du corps autour d'elle : avec son indépendance habituelle, Cadenza s'estimait assez puissante en cas d'éventuelles attaques.
Il faut dire que l'éventualité lui avait à peine effleuré l'esprit : la noble devait en effet être l'une des seules résidentes d'Ashnard dont le pouvoir n'était pas proportionnel à sa culpabilité. En gros, elle n'avait rien à se reprocher - d'où sa confiance envers la population nexusienne.
- Hoyé, Madame, un peu de temps à consacrer au bas peuple ?
La démone dirigea son regard vers l'individu qui l'accostait, un marchand aux traits tirés, un sourire sur ses lèvres. Il jaugeait les achats de Cadenza d'un œil expert - qui allaient de l'étole précieuse aux flacons de chimistes - et son sourire s'élargit, en constatant que ces objets n'était pas à la portée de toutes les bourses.
- Ma foi, pourquoi pas, répondit poliment la rousse.
- Vous êtes bien aimable ! La fin de la matinée approche, j'attire votre attention sur le fait que je revends toutes mes marchandises à la moitié de leur prix d'origine !
- Et dans quoi vous spécialisez-vous, mon ami ?
Pour toute réponse, l'esclavagiste saisit quelque chose sur son stand : une laisse de cuir, épaisse et dure. Par automatisme, la noble leva le regard sur ce qui se tramait derrière lui. Des dizaines de cages, remplies ou non. La démone les préférait personnellement vides.
Cet individu ne s'imaginait certainement pas que la femme devant lui avait pu séjourner dans une de ces horreurs. Avec le temps, Cadenza avait appris à relativiser, tout comme l'on apprend à relativiser devant la gamelle d'un mendiant que l'on croise sur notre route. Mais c'était toujours assez désagréable de croiser autant de barreaux, qui lui renvoyaient les fragments de son propre passé.
- Je n'ai pas besoin de domestiques, répondit-elle, un peu plus sèchement qu'elle ne l'aurait espéré. Je suis déjà servi avec ce que j'ai à la maison.
Le marchand éclata de rire, dévoilant deux dents en or.
- Je m'en doute, ma Dame... avec tout le respect que je vous dois, vous n'avez pas l'air de faire votre propre vaisselle !
- Dans ce cas, pourquoi m'accoster de la sorte ?
- Eh bien, je m'étais dit qu'il serait bon que vous sachiez que je dois vider ces cages avant la fin de la journée... je vends à moitié prix pour donner une chance aux restes, haha !
La démone tiqua. Oh, sérieusement ? Cet homme insinuait donc que si le reste de ses esclaves ne se vendaient pas, Ils finiraient au "rebut"... et personne n'avait envie de savoir ce que ça signifiait vraiment.
Il aurait pu mentir pour l'amadouer et multiplier ses chances de vente, bien sûr. Et c'était probablement le cas, d'ailleurs. Mais sans doute que ce bougre aimait jouer avec les sentiments de ces dames... devenir mère changeait la vision d'une âme, même dans les yeux d'une créature au sang maléfique comme le sien.
Elle était donc sur le point de l'ignorer royalement, le nez en l'air, quand les sanglots percutèrent ses tympans.
Attirant son attention, Cadenza aperçut alors une cage où deux jeunes hommes se serraient l'un contre l'autre. Même visage et même corps, il s'agissait de jumeaux. C'était une nouveauté pour la démone qui n'en avait presque jamais vu, et ce fut sûrement cela qui aiguisa d'abord ses sens. Son esprit scientifique marchait à plein régime.
Les âmes des jumeaux étaient réputées pour être pratiquement identiques. Du moins, dans le folklore. Et les amateurs d'ésotérisme comme elle savaient que certaines paires montraient parfois des capacités psychiques, magiques, alchimiques, qu'ils ne partageaient qu'entre eux.
Quelles expériences on pouvait bien faire sur des jumeaux ?
- Combien pour le binôme ? demanda-elle, montrant la cage d'un long doigt blanc.
- Les deux p'tits blondinets ? C'est cent cinquante pièces d'or, ma Dame.
C'était si peu cher ! Comment espérait-il faire du bénéfice, avec si peu de rendement ?! Constatant l'expression surprise de sa cliente, le vendeur réprima un grognement.
- Je sais c'que vous vous dites... ni malades, ni boiteux, ni rien, ma p'tite dame... c'est juste que y en a un des deux qui me les brise depuis ce matin, à pleurer comme une fillette. Si je les vends pas, je leur tord le cou dans la journée.
Et là, il n'avait pas l'air de mentir du tout.
La bourse de Cadenza se vida donc de cette maigre somme, et les deux jumeaux furent sorties de leurs maison de fer. La rousse saisit le bout des laisses que l'on lui donna, et salua poliment le vendeur, ses bonnes manières prenant le pas.
Une fois un peu éloignée, elle put enfin constater l'obsidienne qui ornait les deux colliers. Elle la toucha du bout de l'ongle, souriant tristement.
- Vous avez des pouvoirs, donc ? Je vous les ôterais une fois que nous serons de retour à la maison. Pour l'instant, allons nous installer dans la carriole...
Midi approchait à grands pas, et il était temps de quitter la région.