Zebun sentait le filon, il sentait l’entourloupe, et ne laissa pas Shad et Declan partir si rapidement. Au lieu de ça, il les assomma sous les questions. Ce n’était pas la première fois que Declan traitait avec des nains. Dès qu’il s’agissait d’argent, ces derniers devenaient hystériques, paranoïaques. Il savait donc qu’il fallait être patient, et ne surtout pas s’énerver. La conversation s’éternisa donc, l’avocat traitant avec Zebun, jusqu’à ce que, vaincu, ce dernier ne finisse par leur dire qu’il était donc d’accord. Zebun savait que la banque n’obtiendrait pas un recouvrement total de sa créance en vendant la maison de la vieille. Elle était dans un quartier défavorisé, où la valeur de l’immobilier avait progressivement baissé, et l’abattoir Mandus n’avait pas encore suffisamment redynamisé ce quartier pour qu’on puisse vraiment voir un impact sur l’évolution du prix des immeubles. Les investisseurs n’avaient pas confiance, car ils savaient que ces quartiers populaires étaient défavorisés, et qu’ils trouveraient peu de locataires intéressés. L’argument de l’avocat se tenait, Zebun devait bien l’admettre.
Il les abandonna donc, et le duo retourna donc dans la calèche, sans réaliser que le cocher qui était devant avait changé de personne. Declan n’y fit tout simplement pas attention, car il était fatigué. L’entrevue avec Zebun avait été longue, et il était pressé de rejoindre le Palais d’Ivoire, de retourner dans son bureau, et de passer à autre chose. En chemin, il observait silencieusement le dossier de Madame Christie. Elle avait passé différents prêts, avec de longs échéanciers. La banque Vivaldi, visiblement, avait clairement manqué à ses obligations d’information, en consentant à la dame de tels prêts. Shad avoua que la somme était impressionnante, et l’homme hocha lentement la tête.
«
Très... Je serais bien curieux de savoir pourquoi elle a eu besoin d’une telle somme... »
Les prêts n’étaient clairement pas qu’à un usage immobilier, car, vu l’état de sa maison, elle n’avait pas du dépenser tout cet or là-dedans. Qu’est-ce qui avait bien pu la ruiner à ce point ? Des dettes de jeu ? Declan était perplexe, avec l’intime conviction que quelque chose de gros était en train de leur échapper... Comme une sorte d’intuition, d’instinct. Outre sa passion pour le droit, l’homme aimait aussi beaucoup lire, notamment des thrillers, des romans politiques. Nexus était plutôt bien fournie sur ce point, et il avait ainsi la tête embrumée de conspirations et de théories farfelues. Il était en train d’en échafauder une, alors qu’il remuait les pages du prêt. Tout ça était en train de lui échapper, lorsque Shad l’avertit que la calèche était en train de prendre un autre chemin que celui requis pour aller au Palais d’Ivoire.
«
Hein ?! »
Surpris, l’homme referma son dossier, et regarda par la fenêtre. Le chariot s’engageait dans une allée pavée, et il vit quelques individus en train de marcher, de transporter des marchandises. Ils retournaient près des bas-fonds, et ne filaient en effet pas vers le Palais d’Ivoire, dont la haute stature était visible de loin.
«
Bertrand ? Mais que faites-vous ?! »
Bertrand était le nom du cocher, et il eut sa réponse quand la calèche s’arrêta dans une petite cour, en filant dans une ruelle. Le cocher descendit au sol, ouvrit la porte, et empoigna l’avocat, qui protesta vainement, avant d’être balancé à même le sol. L’homme lui hurla dessus, et Declan, en se relevant, put voir d’autres types, costauds, la mine patibulaire. Sûrement des dockers. Il reporta son attention vers le visage de l’homme, et le reconnut assez rapidement.
«
Clayton Shaw ?! »
Shad essaya de négocier avec lui, tandis que les souvenirs de Declan lui revenaient en tête.
Clayton Shaw avait été poursuivi par la Couronne parce qu’il battait sa femme, qui travaillait dans l’administration royale, en tant que secrétaire. Clayton était un homme jaloux et possessif, qui avait une forte tendance à boire, et à s’imaginer que sa femme le trompait avec un quelconque notable du Palais d’Ivoire. Il la suivait, la harcelait, ce qui s’était rendu sur ses performances au travail. L’administration avait envisagé de la muter pour insuffisance professionnelle, et, devant son employeur, elle avait fondu en larmes. C’était elle qui faisait vivre leur ménage, et elle avait pleuré dans son bureau, en lui expliquant qu’elle n’en pouvait plus, et que son mari la harcelait. Suite à ça, Declan avait eu le dossier de cette femme. Il était avocat de la Couronne, mais pouvait aussi prendre d’autres affaires, et avait estimé nécessaire de joindre les deux procédures : celle, d’une part, entre l’employeur et la secrétaire, et celle, d’autre part, entre elle et son mari.
L’affaire contre Clayton Shaw avait compris deux volets :
- Un volet civil, afin d’obtenir que le divorce soit prononcé aux torts exclusifs du mari ;
- Un volet pénal, afin qu’il soit reconnu coupable d’harcèlement, de menaces, et de coups et blessures.
Declan avait réussi à regrouper un certain nombre de preuves : arrêts de travail établissant que la femme était battue, témoignages... Clayton Shaw était un individu nerveux, qui avait déjà eu des antécédents avec la police de Nexus : ivresse sur la voie publique, injures, actes de violence... Des faits mineurs, et son employeur l’avait déjà sanctionné avec plusieurs blâmes. Il avait rapidement demandé à ce que Madame Shaw, à l’époque, bénéficie d’une ordonnance pénale de protection. Pour protéger les femmes battues (mais aussi les hommes, même si c’était plus rare), il était possible d’obtenir du Ministère public, s’il y avait des présomptions suffisamment graves, une ordonnance pénale qui avait pour but de protéger la victime contre d’éventuelles représailles de son mari.
Clayton Shaw avait engagé son propre avocat, en hurlant au mensonge, à la calomnie, en arguant que sa femme le trompait avec l’avocat. Le divorce avait été prononcé à ses torts exclusifs, et il avait du verser à son ex-épouse une lourde indemnité, et avait été condamné à plusieurs mois de prison ferme par le juge pénal. Pour avoir passé cinq ans là-bas, c’est qu’il avait du aggraver son cas. Un psychologue avait essayé de réaliser une expertise psychiatrique du sujet, et avait conclu qu’il souffrait d’une solide psychose, et nécessitait des soins urgents. En prison, Clayton s’était beaucoup battu, et avait tenté de s’évader à plusieurs reprises.
«
Et pourquoi ? Mandus offre du travail à quiconque en a besoin ! Vous en avez besoin non ? »
Clayton grogna, résistant à l’envie de la gifler.
«
Mais ferme ta gueule, salope ! Qu’est-ce que t’y connais, hein ?! C’est ta nouvelle pute, Declan ? Tu l’encules après avoir baisé ma femme, hein, salopard ?! -
Monsieur Shaw, je n’ai jamais... -
Ta gueule, fils de pute, ferme-là, juste... FERME-LÀ ! Je suis un honnête marin, moi, connard ! Moi, je passe pas ma vie à emmerder celle des autres, fils de pute ! Si tu bouffes du putain de saumon le soir, c’est grâce à des types comme moi, OKAY ?! »
C’était un nerveux. Declan s’était lentement relevé, tout en voyant les biceps de l’homme.
«
Ce n’est pas moi qui vous ait enlevé votre femme, vous la battiez... -
Cette salope me trompait ! Avec des salopards comme toi ! Toi, ou ce connard de Mandus, à qui tous ces bouffons sucent la pine ! Il est comme vous autres : un grand sourire devant, et hop ! V’là que je vous encule bien profond par l’derrière ! »
Il serait difficile d’obtenir autre chose que de la colère de la part de cet homme. C’était un paranoïaque.
Declan regarda autour de lui, mais il n’y avait aucune issue dans cette cour.
«
Qu’avez-vous fait de mon cocher, Shaw ? Où est Bernard ? -
Bah, rien qu’une petite sieste. Tu sais, l’avocat, c’est vraiment un pur hasard si on se recroise, toi et moi... Ces putains de suceurs de queues de nains sont ma banque. J’ai bien cru m’arracher les cheveux quand je t’ai vu avec l’autre salope bonne à baiser, là... Et j’ai réuni quelques gars, mais y sont simplement là pour observer... J’ai besoin de personne d’autre pour niquer la gueule d’un connard qui a ruiné ma foutue vie. »
Shaw s’avança alors, avec l’envie certaine d’en découdre, et de faire passer à Declan un sale quart d’heure.
Et on osait encore prétendre que ce n’était pas un métier physique...