«
Messieurs, votre attention ! »
L’ambiance sur le
Trident était loin d’être lourde ou détestable. Il faisait beau, et Percy savait que ses hommes s’ennuyaient, si loin des côtes, des ports, et des généreuses auberges de la ville. À défaut de pouvoir leur offrir les joies d’une auberge remplie à ras-bord de vin et de femmes généreuses, où les garçons pouvaient se livrer à des concours d’adresse ou de force physique avec les autochtones, et passer la fin de leurs soirées dans les bordels du coin, Percy avait appris quelques chansons paillardes, du genre qu’on chantait dans les tavernes et les auberges.
Un accent de violoncelle se mit à résonner, et le
Bedlam’s Boys déferla sur le pont, musique racontant la recherche de Tom de Bedlam, par la belle Maudlin. Au milieu des matelots occupés à vérifier les nœuds des cordages, que ce soit ceux des voiles, ou du matériel se trouvant dans des caisses, ou pour les matelots nettoyant le pont, la musique fut répétée par chacun d’entre eux, formant une espèce de chorale qui avait tout d’une ambiance de conte de fées.
Still I sing bonny boys, bonny mad boys
Bedlam boys are bonny
For they all go bare and they live by the air
And they want no drink nor money.
L’ambiance était heureuse, détendue, le genre de choses simples qui permettaient d’éviter les mutineries… Quand la cloche résonna.
Les accords de violoncelle s’arrêtèrent rapidement. Percy était alors en train de manger sur un banc du pont, triturant les légumes de son écuelle, en souhaitant rapidement revenir à Nexus, pour profiter de la bonne volaille de la cité-État. La cloche était provoquée par le guetteur, au sommet du plus haut mât. Avec sa longue-vue, il avait vu un navire se rapprocher, et avait pu le reconnaître. Le
Storm Rider. Un navire légendaire, dont la présence était toujours de mauvais augures.
«
Pirates ! » hurla un marin.
Emma porta la main à la garde son épée. Percy s’empara de sa propre longue-vue, et l’observa. il vit les voiles du
Rider, d’épaisses voiles se perdant dans le ciel. Si le
Trident avait vu le
Storm Rider, il était probable que ce soit le cas pour eux aussi. Le pavillon noir était dressé, et Percy vit rapidement des rangées canons jaillir.
«
On ne peut pas les esquiver, Capitaine, le vent leur est favorable ! »
Percy grommela. Le
Trident était un navire marchand. Il était rapide, mais, avec le vent en proue, le
Trident ne sèmerait pas le
Rider. Percy réfléchit assez vite. Il n’y avait aucun navire militaire nexusien à proximité. La route commerciale menant à Ravengard n’était pas des plus importantes, et la protection était donc moindre... De même que les pirates. Tomber sur le
Rider, ce n’était pas de pot. De ce que Percy en savait, le navire était piloté par une maudite femme. C’était d’ailleurs comme ça que la légende du
Rider était née. Un navire pirate, équipé de plus de soixante canons, dirigé par une femme, Christabel Windtalker. On la disait aussi belle que maudite, une foutue pirate à qui on aimerait, soit planter sa queue, soit le tranchant de son épée... Tout l’un, ou tout l’autre.
Le brave Percy savait que le choc allait être inévitable. Le
Trident n’avait que quelques canons, qui se feraient mettre en charpie.
Emma rejoignit son père.
«
Père ! »
Percy leva lentement la main.
«
Attends, laisse-moi réfléchir. »
Percy rejoignit sa cabine, et se dépêcha de fouiller dans son armoire, suivi par Emma.
«
Raah, où l’ai-je mis ? Où est ce foutu bout de papier ? Mais où est-ce qu’il est ? Ah, voilà ! »
Après avoir renversé des cartes nautiques et des bons de commande, Percy sortit un épais volume relié, et le posa sur sa table.
«
Apporte une chandelle, Emma, j’ai besoin d’éclairage. »
Souvent prompte à contester les décisions de son père, Emma savait néanmoins que ce vieux flibustier était très expérimenté. Il n’en était pas à son premier abordage. Il y avait un risque que ces idiots de pirate les asservissent, et c’était la seule chose qui l’inquiétait. Pour l’heure, il s’assurait juste qu’il était couvert. Emma fronça les sourcils, et lut le titre de la première page :
Convention de prêt à la grosse aventure
Le prêt à la grosse aventure était un système qui faisait grincer des dents à l’Ordre Immaculé, mais qui était en usage depuis maintenant plusieurs siècles. Ce prêt avait été conçu comme un système de mutualisation des risques liés à la traversée en mer. Un système assez complexe qui prévoyait tout simplement de faire d’une banque l’assureur des dommages occasionnés en mer, cette dernière gagnant de l’argent par le biais d’une somme que versait, mensuellement, la guilde ayant conclu le contrat. Percy demanda à Emma de lui apporter l’inventaire des biens, ce que cette dernière fit. Dehors, l’agitation régnait. La coutume voulait que, si le
Trident se rende, il hisse le pavillon blanc, indiquant ainsi qu’il ne voulait pas se battre, et engageait des négociations. Faute de quoi, le
Rider pouvait le bombarder. Cependant, face à des pirates, on ne pouvait guère s’attendre à ce qu’ils respectent les codes maritimes en vigueur. Quel intérêt, cependant, de se prétendre pirates, in on détruisait les biens qu’on voulait voler ?
Percy remuait les pages jaunâtres du manuscrit. Il avait été conclu entre sa guilde et une importante banque de Nexus. Percy était bel et bien un Maître. En effet, l’une des clauses du contrat prévoyait que les risques n’étaient pas pris en compte si le navire n’était pas piloté par un maître. Il regarda l’inventaire des biens, et fut soulagé en voyant le cachet de la baronnie de Rochefort, ainsi que la signature de l’huissier, des éléments indispensables, qui permettaient d’éviter une fraude, en attestant que la cargaison disparue avait bien existé.
«
Bon. On est couverts, soupira-t-il, clairement rassuré.
-
On ne se bat pas, alors ? -
Je n’en ai aucune envie. C’est un navire marchand, pas un bateau de guerre ! »
Emma hocha lentement la tête. Percy sortit rapidement de sa cabine, et, devant le regard inquiet de ses matelots, au fur et à mesure que le
Rider se rapprochait, il réagit, avec efficacité et professionnalisme.
«
Hissez le pavillon blanc ! Vite ! »
Obéissant, les marins se rendirent vers une poutre, et tirèrent sur la corde, abaissant leur pavillon, puis en mirent un, blanc, avant de le relever.
Ce n’était pas une question de lâcheté, pour Percy, mais de bon sens. Il n’allait pas sacrifier tout son équipage dans un combat suicide. De plus, il était couvert, financièrement parlant, pour une piraterie. Au contraire, la guilde lui reprocherait d’avoir voulu jouer aux héros, en n’ayant qu’une petite dizaine de canons. Ces derniers n’avaient d’ailleurs même pas été sortis, confirmant que le
Trident préférait se rendre.