Il mit un temps infini avant de réagir. Alexis se demandait même s’il n’était pas tout bonnement en train de l’ignorer. Devait-elle partir et oublier qu’elle lui avait jamais parlé ? Elle s’apprêtait à le faire. De toute façon, ce n’est pas comme si cet homme était un ami, ou même une connaissance. Elle ne savait rien de lui, à part qu’il avait de bons réflexes et une technique de combat hautement développée. Qu’il puait la classe et qu’il aimait torturer ses élèves, de ce qu’elle avait compris. Rien de forcément recommandable. Rien de bien attirant. Elle n’aurait même pas dû revenir ici, surtout pas pour lui apprendre qu’elle avait simplement remplacé le livre. Alexis n’avait pas besoin de se justifier.
Et pourtant… Pourtant la jeune fille ne se leva pas. Elle imaginait déjà quitter ce banc, franchir les escaliers en sens inverse et rentrer chez elle. Pourquoi pas sortir boire un verre, s’incruster dans une fête quelconque juste pour ne pas être seule ce soir ? Oui, le programme semblait bon, et pourtant Alex n’en eut aucune envie. C’était la logique, mais la logique n’avait plus sa place ici. Ses fesses restaient vissées sur le bois inconfortable, et ses yeux scrutaient la silhouette qui ne bougeait pas. Il semblait comme pétrifié, et elle eut presque envie de le secouer pour vérifier sa théorie. Mais il l’aurait sans doute pris comme une nouvelle agression. Dommage.
Perchée sur la vision amusante qui consistait à lui coller deux baffes pour qu’il revienne à la vie, elle ne remarqua même pas qu’il était déjà sur elle, à coller sa main à sa joue. Elle sursauta à ce contact, ne lâchant pas ses yeux. Elle essayait d’y voir quelque chose. Attentive, elle cherchait une trace de ce qu’il allait advenir. Même si elle le savait. Il allait la frapper, c’était évident. Après tout, elle le lui avait proposé et offert sur un plateau. Pourtant, son regard ne portait pas trace de cette pulsion. Ses yeux étaient désespérément vides de la colère qu’elle s’attendait à voir ressurgir, en vengeance à son attitude plutôt cavalière lors de leur première rencontre.
Il employa le mot sadisme. Un instant, dans son esprit, les avertissements de sa dernière cliente ressurgirent. Elle comprenait parfaitement. Il séduisait, puis punissait ou laissait cours à ses envies. Quelles qu’elles soient.
Alexis aurait dû avoir peur. Elle aurait dû trembler sous le mot cité, prendre ses jambes à son cou. Mais en toute connaissance de cause, elle resta. Elle resta pour voir sa main, puis son bras se préparer à l’impact. Elle ne le quitta pas des yeux, attendant le contact, attendant la douleur. Elle n’en avait que faire, elle la connaissait. La jeune femme s’était pris quelques coups déjà, et réitérer l’expérience ne l’effrayait pas. Car si on la frappait, on la considérait. On prêtait attention.
Et quelque part dans la solitude de son quotidien, c’est ce qu’elle voulait. Il n’était pas rare qu’elle provoque même des filles un peu trop promptes à l’embrouille, juste pour se manger une beigne et avoir le plaisir de marquer leurs esprits. Elle si banale ne pouvait supporter l’idée de laisser indifférent. Au moins, Siegfried se souviendrait d’elle comme la fille qui l’avait frappé avant de venir payer en lui proposant sa joue.
Une folle, peut-être. C’est ce qu’on lui prêtait habituellement comme qualificatif. Mais les fous marquent l’existence d’une personne banale. Alexis se battait contre la banalité, et refusait catégoriquement d’y plonger. Les moyens pour y parvenir n’étaient que des dommages collatéraux.
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Je… Non, elle ne l’a je pense pas mérité. De plus, je ne pense pas que vous ayez besoin de mon aide pour cela. Si c’est juste pour m’éprouver, c’est non.Enfin, ça, ce fut avant qu’il ne se colle contre elle. Pas parce qu’il se collait contre elle, non. Ça elle n’en avait strictement rien à tirer, là où toutes les étudiantes devaient se montrer complètement folles. Elle admirait sa prestance, trouvait que l’homme avait du cachet, mais il ne l’émoustillait nullement. Le problème fut ce qui arriva ensuite. Il lui déroba le portefeuille contenant toute sa vie, puisqu’elle ne se déplaçait jamais avec un sac.
Immédiatement, son visage se ferma et elle fronça les sourcils sans pour autant tenter de le récupérer. Alexis n’était peut-être pas la fille la plus intelligente qui existe, mais elle était loin d’être bête pour autant. Elle savait bien qu’elle n’avait aucune chance. Siegfried la ridiculiserait et il garderait tout de même ses affaires. La seule solution était de l’écouter. Elle recula quand il la poussa, manquant de se ramasser sur les bancs derrière elle. Contrariée, la petite Alexis.
Elle devait le faire.
Kidnapper une fille, une cliente par-dessus le marché.
Et la livrer à un homme qui n’hésiterait probablement pas à la frapper, la violer, l’humilier.
C’était juste en dehors de toute morale. Il avait perdu la tête. Il ne pouvait pas lui demander ça.
Ses poings se serrèrent de frustration. Le choix ne devrait même pas l’effleurer. Des bouts de papier contre la santé mentale d’une personne. Quelque chose de matériel contre une vie piétinée. Il n’y avait aucune hésitation à avoir.
Et pourtant, et Alexis rentrait ses ongles dans sa peau en espérant s’en vouloir suffisamment par ce geste d’auto mutilation, elle hésita. Un quart de seconde, elle hésita. Elle se posa cette question, éclipsant tout sens moral, toute valeur. C’était ridicule. En quelques mots il venait de la faire passer du mauvais côté, de ce côté qu’elle ne connaissait pas. Elle si bien élevée par une mère pourtant démunie, éduquée par des valeurs, des règles et la notion de bien et de mal. Alexis avait toujours exécuté des contrats plus ou moins justes.
Ce qui la faisait chier plus que tout, c’est que d’autres que Siegfried essaieraient sûrement de la faire chanter. Et que si lui y arrivait juste avec un bête chantage sur les papiers qui résumaient sa vie, avec notamment son carnet de contact… Les autres n’auraient pas grand-chose à faire de plus.
Et c’est avec horreur qu’elle s’entendit répondre. D’une voix où aucune hésitation ne perçait. Evidemment, ce serait un refus. Et un « va te faire foutre » en prime. Parce qu’Alexis respectait les gens, même les petites connes comme sa dernière cliente. Parce qu’elle avait conscience de la facilité avec laquelle on basculait.
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D’accord.Parce que cette connasse avait tout pour elle et ne paraissait pas être vraiment affectée par ce qu’elle avait décrit comme le drame de sa vie. Parce qu’elle forniquait tranquillement le jour même, parce qu’elle avait sans doute déjà oublié ce qu’elle avait demandé. Parce qu’elle avait tout ce qu’elle aurait aimé avoir. Et que putain de bordel de merde, elle méritait bien de payer pour ça.
La jalousie était terrible, bien trop difficile à accepter. Alors Alexis essayait de se convaincre qu’elle n’avait pas le choix. Ces papiers étaient sa vie. Elle devait les récupérer. Et tant pis si c’était bidon. Elle se rapprocha de lui, ramassa le papier en y jetant à peine un coup d’œil.
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Je pourrais vendre ces informations, je pense que beaucoup de vos élèves aimeraient à vous rejoindre chez vous la nuit. Ou pouvoir vous harceler par téléphone. Votre domicile ne m’intéresse pas, je vous rassure. Elle fit une pause, encore un peu nauséeuse de la décision qu’elle avait prise. C’était ignoble et elle en avait conscience. D’ailleurs, Alexis pensait bien changer d’avis dès qu’elle serait loin de cet homme qui lui donnait envie de relever le défi. Quel défi ? Celui de se surpasser, et pas forcément en bien. Voilà une rencontre qui aurait sûrement l’habitude de la tirer vers le bas. Il se révélait de plus en plus dangereux et détestable, et son charisme s'en trouvait à chaque fois augmenté.
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Vous espériez que je vous trouve répugnant, que je vous crache dessus en hurlant au scandale ? Raté. Je trouve juste qu’avoir recours au chantage pour obtenir ce que vous voulez est une méthode bien cavalière, et trop facile de surcroît. Presque décevante.Pause, elle posa son propre numéro sur la table et le poussa vers lui avant de poser sa main sur la sienne et de se pencher vers lui.
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Maintenant, vous m’excuserez, j’ai à faire. J’espère que vous n’êtes pas pressé, j’ai d’autres priorités qui passent avant votre petite vengeance puérile. Se redressant, Alexis lui décocha un sourire qu’elle voulut assuré et empreint d’une confiance en elle et en sa décision qu’elle n’avait pas. Puis elle fit volte-face et fit le chemin inverse pour ressortir et le laisser à ses copies. Un professeur un peu trop porté sur le sens de l’honneur, voilà qui était bien éloigné des souvenirs qu’elle avait de ses anciens enseignants, habitués aux bravades des élèves. Il l’était presque trop, pour un homme, même fier.
Et maintenant, il était son client.
***
Une semaine plus tard. Une silhouette se faufilait dans les rues sombres. La nuit était tombée depuis déjà quelques heures. L’hiver faisait tomber le soleil rapidement en fin d'après midi, et il n’était pas aussi tard qu’on ne pouvait le penser. Alexis longeait les murs jusqu’au quartier indiqué par le plan qu’elle avait recopié la veille au soir. Après quelques errances au hasard, autour d’immeubles qui se ressemblaient tous, Andrea finir par arriver à l’adresse indiquée. Serrant entre ses doigts le bout de papier dont l’encre s’effaçait un peu, elle le rangea dans sa poche arrière comme un réflexe, constatant encore l’absence de ses précieux papiers.
Entrant dans le hall à la suite d’un résident qui lui tint la porte d’un sourire, Alexis essora ses cheveux dans l’entrée. Il pleuvait à verse à l’extérieur, et la journée avait été longue. Sans parapluie, elle ressemblait à une petite souris perdue et miteuse. Sauf qu’elle était tout sauf perdue. En tournant à gauche dans le couloir, Alexis arriva devant la porte qui l’intéressait. L’appartement de Siegfried.
Elle n’avait eu aucune envie de l’appeler, et avait préféré se déplacer en personne. Malgré l’envie dévorante d’enfoncer ou de forcer la porte pour créer un effet de surprise, histoire de signer son apparition par l’insolite de ses réactions, Alexis appuya sur la sonnette. Longtemps. Elle se fichait de l’heure un peu tardive, du danger de se pointer chez celui qui avouait son propre sadisme.
Tout bonnement, elle n’en avait pas conscience.
Son contrat était rempli.