Conformément à la majorité de la population tekhane, Milwën préférait le beau sexe au sexe masculin. Il était plus raffiné, plus esthétique, plus attractif, esthétique... Plus beau, tout simplement. Pour autant, elle ne dénigrait pas avec autant de force le sexe masculin. La scientifique savait que les hommes avaient un avantage militaire indiscutable, et elle les voyait un peu comme des bêtes de somme, des machines à tuer qu’il fallait envoyer en première ligne, au lieu de sacrifier des femmes. Depuis que la technologie avait permis aux femmes d’enfanter sans avoir nécessairement besoin de passer par un homme, l’intérêt du sexe masculin s’était substantiellement atténué. Pour la philosophie tekhane, la femme était l’écoulement naturel de la vie, la perfection physique qui devait aussi être mentale. Il en résultait toute une politique sociale consistant à refuser aux hommes des postes-clefs. Qu’un homme soit Empereur était pour Milwën troublant. C’était compréhensible, mais il était difficile de se défaire de la vision tekhane des choses. La scientifique avait cependant toujours regardé d’un œil critique les théories récentes sur l’union des sexes, l’affirmation du sexe unique, et la supériorité indiscutable du sexe féminin. De fait, l’Empereur était plutôt bel homme, et, de ce qu’on en disait, était un monarque relativement doué. Relativement, car Milwën ne s’était pas trop renseignée sur la question. Scientifique, l’art de la politique avait le don de profondément l’ennuyer.
Les allusions sexuelles dissimulées de l’Empereur ne la choquèrent pas. Si elle était une bigote insensible, elle ne marcherait pas en étant à moitié nue. Sa tenue vestimentaire lui avait parfois valu des critiques de la part de certaines Tekhanes jalouses. Pour Milwën, c’était de l’hypocrisie. Tekhos était un État extrêmement sexualisé, en bien comme en mal. Il suffisait de constater l’essor du cybersexe sur le Net pour le voir, ou le fait que les combinaisons de combat des militaires tekhanes faisant office de modèle pour des combinaisons sexuelles, et étaient très vendus... Autant que la tenue d’infirmière. De fait, pendant des années, Milwën avait été un cadavre sur pattes. Se traînant dans son fauteuil roulant, son corps rabougri avait pourri sous l’effet de son combat contre son cancer, la chimiothérapie la ravageant peu à peu. Les nanomachines lui avaient permis de retrouver la santé, comme une sorte de renaissance. Ce n’est que quand on devenait une loque humaine qu’on réalisait à quel point il était bon de se sentir belle, à quel point il était agréable de pouvoir se tenir debout, sur ses deux jambes, et de pouvoir être autonome, de ne dépendre de personne. Milwën exhibait sans aucune honte cette beauté retrouvée, cette nouvelle jeunesse, cette vigueur neuve qui s’instaurait en elle. Que l’Empereur de Vapeur la trouve à son goût ne pouvait donc que lui faire plaisir.
De plus, c’était réciproque, mais elle se gardait bien de le dire en public.
Après les frivolités d’usage, l’Empereur en vint à l’essentiel du sujet : les Formiens. Silencieusement, Milwën l’écouta parler, avant que sa sœur, Divine, ne précise son propos. Là encore, elle écouta silencieusement Divine parler. Son ton était plus éloquent, plus diplomatique, plus clair. Observatrice, Milwën devinait sans peine que le frère et la sœur se complétaient plutôt bien. Szaalion avait l’air d’être relativement vif, du genre à aller droit au but, à parler franchement, alors que Divine maniait mieux l’usage des mots. Dans les deux cas, ce qu’ils disaient revenaient au même : ils ne voyaient pas en quoi il y avait une menace.
Milwën laissa planer quelques secondes, offrant ainsi l’occasion à Titus de faire une précision. La Baronne observa brièvement le Maréchal, puis Divine, et Szaalion. Elle s’assura d’avoir toute leur intention avant de leur répondre :
« Comme vous le savez, la Fourmilière s’est écrasée dans la région dirigée par Tekhos. Ce que nous avions pris, pendant longtemps, pour un accident, pour une sorte d’atterrissage malencontreux, s’est en fait révélé être une invasion programmée. Ne voyez pas la Fourmilière comme une sorte d’immense vaisseau spatial en perdition qui se serait écrasé chez nous : c’est une colonie militaire armée qui est tombée sur Terra, afin de la coloniser intégralement. La première offensive formienne a su être repoussée, mais les Tekhanes ont du, pour cela, recourir à l’arme atomique sur leur propre sol. Les Formiens n’avaient alors déployé qu’une infime partie de leur potentiel militaire. Ils avaient escompté prendre par surprise l’État le plus puissant, technologiquement parlant, du monde, afin de pouvoir, une fois cet État tombé, coloniser tranquillement le reste de la planète. »
Cette première guerre avait été aussi violente que douloureuse. À cette époque, Tekhos s’apprêtait à soutenir Nexus dans le conflit contre Ashnard, et les tensions montaient de plus en plus. L’armée tekhane était déployée dans le désert séparant Tekhos de l’Empire, quand les Formiens étaient tombés. Tels le Jugement Dernier, ils avaient ravagé la belle forêt se trouvant dans la région, et assiégé une importante ville à proximité. Pour les repousser, Tekhos avait rapatrié toute son armée, et du recourir à une bombe nucléaire pour repousser les Formiens, tout en lançant de redoutables armes biochimiques qui avaient condamné la ville. De nombreuses Tekhanes avaient été tuées, et des dizaines de milliers de Formiens aussi.
Rapidement, Milwën leur offrait un bref cours d’Histoire :
« Par la suite, nos tentatives d’attaquer la Fourmilière ont échoué, et nous avons alors érigé autour de la Fourmilière un épais blocus militaire, ce qui en fait l’une des régions les plus militarisées du monde, de même dimension que les superforts nexusiens, pour vous donner un ordre d’idées. Pendant des années, vos terres n’avaient rien à craindre des incursions ashnardiennes, car les Annexiens ne parvenaient pas à franchir nos lignes. Ils échouaient systématiquement, et les Formiens arrivant à creuser des tunnels pour échapper à nos troupes étaient trop insignifiants pour représenter une sérieuse menace. »
Elle s’éclaircit brièvement la gorge, avant de reprendre :
« Cet état de fait a changé. Vous avez probablement du en entendre parler, Commandeur Méridias. Des bio-infestations formiennes ont éclaté dans des régions très éloignées de Tekhos, comme à Sylvandell. Les Formiens ont réussi à passer. Ils ont trouvé un moyen d’éviter nos bases souterraines, nos patrouilles, afin de faire passer un petit nombre d’entre eux, et pouvoir infecter d’autres régions du monde. Ils ont été aidés par l’une des nôtres, tombée aux mains de l’ennemi, une femme qui connaissait nos plans, nos tactiques, nos stratégiques, et qui a été corrompue par l’Overmind. On la surnomme la Reine des Lames, et elle est l’une des femmes les plus recherchées par Tekhos. Sarah Kerrigan. »
Milwën ne pouvait pas le nier : elle adorerait pouvoir capturer Sarah, et l’étudier. Son ADN contiendrait des merveilles, et lui permettrait peut-être aussi de concocter enfin un génophage formien efficace. La Baronne s’éclaircit lentement la gorge, avant de poursuivre.
« Ce n’est qu’une question de temps avant que votre Solsticium n’attire Kerrigan, et qu’elle ne se rende sous votre usine, et ne commence à y pondre ses œufs. Ses œufs donneront naissance à des Formiens, qui envahiront ensuite vos terres, et donneront lieu à une pandémie. Si nous tardons trop, la pandémie ne pourra être stoppée autrement que par l’usage d’armes de destruction massive. »
Et, si même ces dernières ne suffisaient plus... C’était une hypothèse que la Baronne ne voulait pas envisager.
« Croyez bien, poursuivit-elle, que nous ne remettons nullement en cause vos capacités militaires à protéger vos terres et à combattre les Formiens. Cependant, nous ne pouvons pas prendre le risque de voir une région sombrer entre les mains des Formiens, et devoir nous résoudre à employer des armes qui ne devraient jamais être employées en temps normal. »
Elle comprenait que la menace apparaisse très virtuelle aux Vaporéens. N’ayant encore jamais été réellement confrontés aux Formiens, ils ne pouvaient pas savoir de quoi ces derniers étaient capables.
« Je vous le montrerai plus tard, mais nous disposons, dans le complexe de recherche, d’un programme informatique extrêmement perfectionné... Une véritable intelligence artificielle qui représente le fleuron de la technologie informatique novaquienne. Cette machine se charge notamment d’effectuer des simulations d’invasion de Formiens dans la plupart des États terrans. Nous faisons des programmes aussi développés et réalistes que possible pour que les simulations soient infaillibles. »
Elle ne pouvait pas en dire trop sans que son propos ne soit incompréhensible. De ce qu’elle savait, l’informatique n’était pas très développé chez les Vaporéens.
« Comme vous le constaterez par vous-même, Empereur Szaalion, Vaporéenne Divine, et Commandeur Titus, nous avons des raisons de croire que vous ne parviendrez pas à repousser seul un tel adversaire. Dans le fond, nos accords n’ont que pour but de poursuivre la politique que nous menons depuis des années : protéger le reste du monde d’une menace extraterrane. Si vous craignez un quelconque risque d’ingérence dans vos affaires, soyez assurée que nous avons déjà suffisamment de problèmes chez nous pour ne pas avoir à nous occuper des affaires des autres. »
Ce n’était pas formulé sur un ton très diplomatique, mais, que diable, la Baronne était avant tout une scientifique.