Vous savez, je ne suis pas que maître du Donjon... aussi illustre que soit l'institution, et aussi prenante que soit l'occupation, j'ai d'autres qualités, qui m'amènent parfois ailleurs. Tenez, par exemple : je suis un maître en magie. Je suis même assez reconnu, dans le tout petit monde qu'est Terra ! C'est tout juste si je n'anime pas, de temps en temps des conférences pour les universités occultes. Je le ferais si les autres sorciers n'étaient pas aussi avares de leur art. Mais non, concernant l'enchantement, le consensus est que cela doit rester une matière secrète, transmise du maître à l'apprenti, ou par un grimoire rédigé dans une langue indéchiffrable, écrit tout petit et en un seul exemplaire... dans le meilleur des cas... Alors tant pis ! Il n'y a pas de raison que je ne fasse pas pareil. Je garde mon savoir pour moi, et je fais payer cher mon moindre déplacement.
Oh, surtout lorsque la destination est aussi éloignée que celle-là. Terreaufer... J'y suis allé, une fois, en quête de quelques composantes élémentaires que l'on ne trouve que là-bas. Le voyage m'avait réservé une poignée de surprises, mais c'est parce que j'étais alors encore jeune et sans expérience des voyages dimensionnels. Comprenez que pour un humain, c'est l'enfer. Pour un dragon, ça n'est pas si peu accueillant, et certains de mes confrères y ont même installé leur antre. Si loin de la moindre civilisation belliqueuse... ce doit être d'un ennui... enfin, j'avoue que je ne comptais pas y retourner avant une bonne quarantaine d'années, au moins. Il n'y a pas grand-chose à y faire. C'est un lieu parfait pour enfermer les créatures nuisibles.
D'ailleurs, la missive que j'ai reçu faisait part de cela : un sort de confinement, que j'étudierai sans doute sur place. Pour garder quoi ? Ça, je n'ai pas bien compris. Sans doute une entité ancestrale et très destructrice qui n'a pas su faire profil bas. Hors de question que je ressente la moindre pitié, tant pis pour elle. Bref. J'ai laissé les clés du Donjon à mon second, en lui recommandant d'être prudent. De toute façon, si les aventuriers avaient pour habitude quotidienne d'arriver jusque dans les dernières salles, cela se saurait... et le métier serait bien moins rentable.
Un portail, ouvert dans la salle des portails, et me voilà presque là où l'on m'attend. Bon, en l'absence de coordonnées exactes, je n'ai pas pu être d'une précision extrême. C'est la seule justification au fait que je doive encore parcourir quelques dizaines de kilomètres. À vol de dragon, ça n'est que l'affaire d'une demi-heure. Je n'avais juste pas prévu que tout serait aussi humide... J'avais de Terreaufer une image un peu plus plaisantes de grandes plaines désertes et brûlantes. Je suppose que le plan élémentaire a bien des facettes que j'ignore encore. Les collines noires sont cependant identiques à ce que l'on m'a dit : désagréables. Un véritable royaume pour dragon noir. Moi qui ai toujours eu horreur de l'acide.
Au bout de peu de temps, j’aperçois, au loin, la silhouette singulière d'une ville que l'on nomme Jûichigai. Je sais que c'est là-bas que l'on m'attend. En revanche, je n'ai pas de consigne particulière pour entrer dans la ville. J'aurais très envie de transformer un mur en tas de boue, histoire de démontrer que je ne suis quand même pas un guignol. Malheureusement, j'ai peur que cela ne soit pas très bien perçu, et je suis un dragon fort poli et fort prévenant, voyez-vous.
Alors la splendide bête aux écailles vertes que je suis, et qui fait en longueur trois fois la taille d'un homme se pose devant les murailles de la cité. Et comme tout le monde, il avance, d'un pas un peu hésitant, mais non-moins majestueux. C'est de ma voix draconique, pleine et rugissante, encore qu'assez aiguë, que je lance à la volée :
–Je suis le Maître. Et je suis arrivé.
Difficile de me confondre avec quelqu'un d'autre, de toute façon. N'est-il pas ?