YOGO KONO
Tandis que le
Perle des Mers brûlait partiellement, et que des navires nexusiens s’en rapprochaient pour le défendre, fondant les mers, le
Sea Imperator s’avançait lentement. Dire que c’était un vulgaire bateau semblait être une gageure, devant la taille de ce mastodonte. L’immense navire était si gigantesque que les fiers galions ashnardiens semblaient être de minuscules coques de noix devant l’impressionnante masse de ce monstre de guerre. Il faisait partie des super-destroyers ashnardiens, envoyé afin de pouvoir enfin espérer mettre un terme à la suprématie maritime nexusienne. Le
Sea Imperator comprenait au bas mot plusieurs centaines de rameurs, des esclaves répartis sur quatre à cinq étages, de gigantesques voiles, et des rangées de canons latéraux, ainsi que, sur le pont principal, des séries de balistes, de trébuchets, et d’autres armes faisant de ce vaisseau un navire de guerre redoutable.
«
Maître, le Fallacieux vire de bord. »
Depuis la barre du navire, ressemblant à une espèce de poste de contrôle, avec une énorme baie vitrée permettant de voir devant, Yogo Kono, impassible, observait la scène de guerre. Maître de Guerre, Maréchal ashnardien, Yogo Kono était le responsable militaire de l’opération ashnardienne visant à prendre le contrôle de la Côte-de-Nacre. L’homme ne se séparait jamais de son masque rouge, et ses yeux rouges luisants semblaient l’assimiler à la race des démons. Cruel et impitoyable, Yogo Kono n’était pas vraiment un marin. Sa dernière intervention avait été dans un col de montagnes glacial, où les garnisons impériales se heurtaient à l’hostilité d’autochtones bourrus. Le succès de son intervention avait amené le Conseil Impérial à suivre les recommandations de l’état-major, et à charger Yogo Kono de s’occuper de l’opération sur la Côte-de-Nacre, en lui confiant le commandement du
Sea Imperator, ainsi que de la flotte ashnardienne rattachée à ce dernier. La cruauté de Kono n’était nullement liée à une sorte d’agressivité excessive, ou à un esprit sadique. C’était avant tout un fin tacticien, quelqu’un qui savait que la peur était le meilleur moyen de contrôler les peuplades et d’effrayer ses ennemis. L’«
Empaleur de Brakovig », ainsi qu’on l’avait surnommé depuis l’épisode où il avait empalé mille prisonniers de guerre sur la plaine entourant une ville ashnardienne, Brakovig, était un individu qui suscitait la crainte auprès de ses subordonnés. Personne ne cherchait vraiment à discuter ses ordres.
Aussi, quand l’un de ses seconds lui annonça que le
Fallacieux rompait la formation, Kono se rapprocha lentement de la baie vitrée. La bataille était tendue, et les dragons de Sylvandell apportaient un soutien indiscutable à cette attaque. Les Nexusiens, comme Kono l’avait prévu, cherchaient à secourir le
Perle des Mers, qui abritait après tout d’importantes personnalités nexusiennes. Les dragons avaient donc détruit plusieurs navires, avant que les Nexusiens ne cherchent vraiment à rappliquer, utilisant aussi bien des armes conventionnelles que leurs magiciens, balançant des éclairs sur les redoutables dragons, forçant ces derniers à se replier prudemment. Les boulets de canon volaient dans tous les sens.
Le
Sea Imperator présentait pour seul inconvénient d’être lent à se déplacer, ce qui faisait que, dans le cadre de cette bataille navale, suivant les conseils avisés d’experts et de stratèges maritimes, Kono avait délégué à plusieurs autres navires le soin de commander des parties de la flotte. Ceci incluait le
Fallacieux, ce qui allait de soi, puisqu’il s’agissait du navire du Gouverneur Summer.
L’une des missions de Kono était d’ailleurs de se renseigner sur Summer. Le Conseil avait reçu plusieurs rapports indiquant que, visiblement, Summer ne s’honorait pas aussi bien qu’il le devrait des taxes impériales, et était en train de frauder l’Empire. Bénéficiant d’une solide autorité, un gouverneur n’était pas facile à déloger, et nécessitait une enquête longue et approfondie, impliquant, outre des agents spéciaux de l’Empire, un certain soutien. Summer dirigeait des îles éloignées du cœur de l’Empire, et il était peu probable qu’envoyer de simples agents suffirait à arrêter Summer. Ils risquaient, soit d’être corrompus, soit de disparaître en mer, tout simplement.
«
Il poursuit le Queen’s Revenge ! -
Ce n’était pas ce qui était prévu, siffla Kono.
C’est un navire pirate, non ? -
Il est dirigé par une femme, le capitaine Queen... »
Avant d’attaquer la Côte-de-Nacre, l’Empire s’était livré à une recherche d’informations. Le capitaine Queen avait tendance à sévir dans la région. Le Gouverneur Summer avait manifestement juré de la détruire, et ses sentiments personnels étaient en train de prendre le pas sur son sens du devoir. En s’écartant, le
Fallacieux rompait la formation, et les Nexusiens en profitèrent, détruisant plusieurs navires, s’enfonçant dans le flanc ashnardien, prenant à revers d’autres navires.
«
Il me semblait que le Queen’s Revenge était un navire indépendant..., nota Kono.
-
C’est le cas, Maître... Je pense que son capitaine doit, dans l’absolu, préférer les Nexusiens aux Ashnardiens. »
Kono ne rajouta rien, réfléchissant rapidement. Le
Sea Imperator commençait à se rapprocher, et ses canons à longue portée firent feu, visant un navire nexusien. La plupart des boulets tombèrent dans l’eau, le manquant, mais l’un d’entre eux réussit tout de même à abattre l’un de ses mâts.
«
Nous perdons trop de bâtiments, Maître ! -
Je le vois, ô imbécile ! »
Leur attaque-surprise sur le
Perle des Mers se transformait en échec cuisant. Le
Sea Imperator était lentement en train de pivoter, afin de mitrailler les vaisseaux nexusiens, mais le simple fait que l’Empire doive déployer dans le combat son vaisseau-mère témoignait que ce dernier était en difficulté.
«
Ordonnez la retraite... Et convoquez-moi le Gouverneur. »
CAHIR
L’ascension du brave homme fut des plus laborieuses. Sa corde remuait dans tous les sens, et son dos heurta à plusieurs reprises le navire, alors qu’il était soulevé dans les airs, tournoyant, avant de retourner s’écraser contre le flanc du navire. C’est ce qui lui fit perdre son épée. Trempée, elle glissa de sa ceinture pour tomber dans l’eau.
«
Merde ! »
Le navire pirate se déplaçait rapidement, et, en remontant, Cahir se rapprocha des canons. La détonation avait de quoi le rendre aphone, et, quand le navire affrontait les vagues, la corde se soulevait, emportant le brave homme. Ses doigts glissaient sur cette dernière, il était trempé, et ignorait pourquoi il s’accrochait à ce navire. Il pouvait aussi se laisser tomber, et rejoindre les rescapés de la
Perle des Mers. Dans le ciel, les dragons tournoyaient, et, en tournant la tête, Cahri en vit un qui se rapprochait du navire. Il cracha un jet de feu avant de se recevoir l’impressionnante flèche d’une baliste qui le heurta au flanc. Le dragon poussa un hurlement de douleur, et se mit à tournoyer dans les airs. Son dragonnier, sanglé au dragon, se retrouva la tête en bas, avant que le dragon ne réussisse à inverser sa course, le bout d’une de ses ailes venant frôler la mer, avant qu’il ne remonte en flèche, s’éloignant de la zone de combat.
Tout en remontant, Cahir finit par atteindre le bastingage, et se hissa sur ses jambes, respirant lourdement. Il s’affala sur le pont, voyant une sorte de scène de guerre chaotique et indescriptible. Respirant lourdement, privé de ses armes, il se releva, et se mit à courir. Le bateau tangua subitement, et Cahir trébucha, manquant s’affaler sur le sol. Se redressant, l’homme s’avança, et dévala l’un des escaliers menant à l’intérieur du bateau. Malheureusement, le bateau tangua à nouveau, et l’homme glissa sur une marche. Il s’écrasa lourdement sur le dos, et soupira... Avant que l’un des marins de l’équipage ne le surprenne.
«
T’es qui, toi ? » beugla-t-il.
Cahir soupira lentement en essayant de se relever... Et se reçut un coup de pied à la tête. Le brave apatride vit trente-six chandelles en tombant à nouveau sur le sol, et vit une masse lui obstruer la vue, avant qu’un poing ne s’écrabouille sur sa figure.
*
* *
Quand Cahir rouvrit les yeux, il réalisa rapidement qu’il était attaché. Son nez lui faisait mal, saignant légèrement. Cahir estima qu’il n’avait pas du dormir très longtemps, car ses souvenirs étaient encore frais, et il avait toujours les cheveux trempés. En rouvrant les yeux, il vit un homme, blond, avec une énorme hache, et, surtout, une belle femme. Le regard de la femme n’était pas des plus encourageants, et Cahir préféra donc regarder brièvement sa poitrine, tout en la dévisageant de haut en bas. Travailler pour cette femme devait être le pied.
Elle se mit à lui parler, et Cahir réfléchit rapidement. Ses chances de survie étaient minces, et il décida donc de bluffer.
«
J’étais dans le Perle, ouais, quand toi et ta bande de louveteaux, de péquenauds, et de pisse-jarretelles nous sont tombés dessus... Une chance que les dragons aient débarqué, sinon c’est vous qui seriez attachés dans nos cales. »
Inutile d’essayer de susciter leur clémence, ils n’étaient que des pirates, la racaille de la mer, des bandits et des escrocs se dissimulant derrière de faux idéaux de liberté. Cahir ne voyait que des rats, mais, en l’état actuel des choses, les rats le détenaient. Il devait donc faire usage de ce qu’il avait progressivement à Nexus : mentir comme un arracheur de dents.
«
Je vous ai rejoint car j’ai entendu parler de vous... On dit que la piraterie rapporte à Nexus, et j’en avais marre d’être sous-payé par des connards de bourges et leurs salopes de filles qui mériteraient toutes de finir dans un bordel. »
Cahir fixa la femme silencieusement.
«
Je viens te proposer ma candidature, et, dans la mesure où je connais les Ashnardiens, et où tes petites activités criminelles risquent de sérieusement se compliquer, si t’es aussi maligne que t’es bien roulée, quelque chose me dit que tu y réfléchiras à deux fois avant de te séparer de mon aide. Tes hommes sont des tocards, et, si les Ashnardiens ont fait appel aux Sylvandins, c’est qu’ils ont amené avec eux des soldats d’élite, des types qui peuvent te ramoner tout ton équipage d’une main tandis que l’autre leur servira à se gratter le cul. »
Cahir partait du principe qu’une femme pirate, et, mieux, une pirate
capitaine, devait être du genre à être énergique et spontanée, et à abhorrer la complaisance. Il n’allait pas susciter sa pitié, il estimait que c’était plus productif de se faire vendre, et de se faire passer pour quelqu’un qui cherchait à rejoindre la piraterie parce qu’il en avait assez des Nexusiens... Dans le fond, ce n’était que partiellement exact.