Le feu était un élément particulièrement agréable à Ozvello, surtout en des moments comme ceux-là. C'était, à n'en point douter, le meilleur ami du voyageur de Terra, qui n'avait avec lui à craindre aucun froid, aucune obscurité, et, pour peu qu'il trouve conjointement de quoi l'abriter, aucune pluie. Toutefois, il fallait le reconnaître, son affection pour les flammes était essentiellement liée à la situation : bien rares étaient les occasions, où, jusqu'ici, il avait eu à bénir la présence d'un feu. Dans le grand manoir de sa famille, à Castequisianni, l'âtre était allumé dès lors que le besoin s'en faisait sentir ; et on ne louait pas quelque-chose dont on pouvait bénéficier aussi communément, car il aurait fallu sinon se ravir tous les jours de pouvoir marcher ou de voir. Mais aussi vrai qu'un sourd aurait trouvé la moindre note arrivant à ses oreilles miraculeuse, la chaleur du foyer était érigée par l'adolescent au statut de merveille.
Malheureusement, une brève jubilation passée, il réalisa que le combustible dont il disposait ne lui permettait pas d'alimenter un feu très grand et très vif. Ce n'était rien qu'une petite flamme, une dizaine de bougies, un chandelier, une torche en vérité, n'auraient pas été beaucoup moins salvateurs. Le garçon grelottait toujours, et surtout, il ne séchait pas. Il devait se contenter, à proximité de la maigre serviette dont la cire s'était à présent embrasée, d'une température de quelques degrés seulement supérieure. Cela l’aiderait à attendre Laura. Il avait beau ne pas assumer parfaitement sa décision, il se félicitait chaque seconde d'avoir un peu renoncé à son orgueil pour faire la demande. Il n'aurait de toute façon pas pu attendre plus longtemps. Plus que tout autre, c'était le réconfort qu'il lui avait fallu en urgence, et il en trouvait un peu à regarder les flammèches dévorer l'invisible pellicule recouvrant la toile brune.
Le castelquisian restait ainsi seul, à genou devant son foyer. Son esprit fatigué, laissé à lui-même, se mit à penser autant qu'il lui était possible. Échafauder quelques théories, faire des constats, si cela lui coûtait encore, lui permettrait au moins de ne pas céder à l'endormissement. Que fallait-il penser de cette femme, à la beauté homérique, qui, sortie de nulle part, l'avait secouru, puis se présentait à lui nue, comme si elle venait d'un monde où la pudeur n'avait aucune réalité ? Il fallait ajouter à cela qu'elle avait manifestement des qualités de nageuse incroyables, et une aptitude supérieure à résister au froid... Comment fallait-il, aussi, interpréter l'apparent flou qui entouraient ses intentions, et qui donnait l'impression qu'elle-même ignorait son but ? S'il ne lui avait pas parlé de l'endroit dont il venait, alors qu'aurait-t-elle souhaité ? Pourquoi déciderait-on de se rendre soudain dans une ville dont, l'instant d'avant, on ne connaissait même pas l'existence ?
Au fait, lui avait-elle demandé de l'accompagner avant ou après qu'il ait mentionné sa fuite ? Ozvello était incapable de s'en souvenir. Mais si elle l'avait formulé après, alors était-ce possible qu'elle lui ait demandé cela uniquement parce qu'elle souhaitait que lui retourne sur ses traces ? Le menait-elle dans une sorte de quête, expiatoire ou initiatique, pendant laquelle il devrait affronter les conséquences de ses actes ? L'adolescent repensa à tous ces contes qu'il avait lus : entre deux romans de cape et d'épées, qui étaient de loin ses ouvrages préférés, et surtout plus jeune. Toute ça était trop soudain, trop miraculeux, trop beau, trop exotique et trop plein de sens moral à la fois. La piste féerique lui parut convaincante. Dans sa meilleure interprétation, elle avait l'avantage de coller à la perfection à l'idée qu'il se faisait de son destin. Dans la pire, si la rencontre était punitive (mais alors, pourquoi ne pas simplement l'avoir laissé mourir ?), alors au moins aurait-il vécu quelque-chose d'exceptionnel.
Et ses pensées vagabondaient, si bien qu'il en oublia presque le froid. Seul le bruit des pas de Laura le ramena à la réalité. À toute la réalité. La femme déposa les branches, et se penchant, donna aux agréments de son buste une inclinaison qui, par les artifices de la gravitation, les rendit assez ostensibles. Décidément, il ne s'y ferait pas de si tôt. Il avait l'impression d'avoir passé tout son temps en si charmante compagnie à décrire des arabesques avec les yeux. C'était un peu frustrant, au bout du compte. Heureusement, il n'y avait pas que des nouvelles frustrantes, et l'adolescent fut ravi d'annoncer à sa sauveuse que ce qu'elle avait rapporté était parfait. Il y avait une poignée de bâtons qui étaient trop verts pour faire une fumée respirable, et qu'il écarterait discrètement... mais la quantité, si maigre était son expérience en matière de survie, lui paraissait suffisante.
« Ça conviendra parfaitement pour maintenir le brasier quelques heures ! Je vous épargne l'expression de ma gratitude, j'ai peur qu'elle ne devienne redondante ! Toutefois, je crois que vous savez quel est mon sentiment ! Je n'ai pas souvenir d'avoir jamais contracté autant de dettes envers une personne. Une chance qu'il s'agisse d'un être tel que vous... »
Ozvello plaça quelques branches, souffla pour élargir le foyer, et laissa les autres fagots de côté. Il aurait tout le loisir de se réveiller de temps en temps pour l'entretenir par la suite. À l'endroit où il l'avait mis, il n'y avait pas de chance qu'il s'étende à quelque-chose d'inflammable. Les flammes étaient plus hautes maintenant, et dégageaient une vraie aura de chaleur. Néanmoins, le bretteur était toujours trempé, et ça ne risquait pas de changer s'il continuait ainsi. Il n'y avait guère qu'une solution au problème. Il allait dire un mot à ce propos, avertir Laura, mais la raison le retint. Il était à parier qu'elle n'en aurait rien à faire.
Sans attendre, il dégrafa donc sa cape, et l'étendit à côté de lui. Il fit de même pour sa tunique, enleva les bottes de sept lieux, puis sa chemise. Seuls quelques colliers demeuraient sur la poitrine de l’adolescent, qui n'avait rien de la brutalité qu'on pouvait retrouver dans le corps de la plupart des soldats. Il n'y avait là qu'une légère maigreur, un torse plat avec quelques muscles qui se formaient, et l'absence presque totale de cicatrices et de pilosité. Après avoir hésité, il fit également glisser le pantalon. Le dernier habit qui lui restait était aussi imbibé que les autres, mais au Diable s'il s'en séparait. Celui-ci lui réservait cependant une surprise dérangeant. Très largement alourdi par l'eau, le tissu blanc était devenu assez moulant... et son opacité était plus que relative lorsqu'il s'agissait de couvrir les formes les plus appuyées. Aussi y avait-il en son centre une colonne très droite, le long de laquelle, soumis à une pression certaine, le sous-vêtement perdait-il un peu de son immaculé pour des teintes chairs.
Paniqué, Ozvello tenta de croiser les jambes, et constata que cela ne faisait qu'accentuer l'apparente saillie de ce qui faisait de lui un mâle. Il se tourna alors brusquement sur le côté, priant pour que l'événement soit passé inaperçu. Le ton faible était plus que de rigueur lorsqu'il déclara :
« Je vais pouvoir prendre un peu de repos à présent, et ne pas vous faire tarder plus ! Je conjecture que la région est assez sûre ? Assurément, il est inutile de me veiller. Si vous avez quelques activités, comme celles que vous faisiez avant de me croiser, ou de menus préparatifs à faire en prévision de notre périple à venir... »
Le garçon avait encore beaucoup d'interrogations, et aurait aimé lui parler de sa théorie sur les fées... ça attendrait. Il n'était plus disposé à grand-chose, et n'en aspirait qu'à une : dormir, et surtout oublier la honte qu'il venait d'avoir.