Quand on se savait né du néant, sans famille, sans passé, comment trouver sa place en un monde étranger ? Mascotte n’était pas l’un de ces amnésiques à la vie cachée. Sa vie à lui avait débuté sur un autel de pierre, une nuit d’orage. Un vil personnage, doué sans doute d’une grande magie, avait jugé bon de l’engendrer par on ne sait quel ignoble rituel. En lui, rien n’était naturel, tout était diabolique, sauf son esprit, une partie tout du moins. Etrange contraste. Fallait-il y voir une expérience ? Un test ? Quoi qu’il en soit, après quelques pérégrinations, la créature comprit que pour se fondre parmi les autres, il fallait jouer le jeu, respecter le rôle. Aussi décida-t-il d’inventer ce qui lui manquait et d’adopter un visage au-delà des soupçons. Métamorph néanmoins incomplet, il n’eut pas le loisir d’un véritable choix sur la race qu’il allait mimer. Devenir humain, il ne le pouvait. Seuls les Terranies étaient à sa portée, et encore, ceux particulièrement proches de l’animal. Mais c’était loin d’être un problème, d’autant plus qu’il ne tarda guère à apprendre à quel point les Terranides avaient l’existence ardue. Un petit plaisir pervers l’incitait à tenir le mauvais rôle. Toutefois, cela, il devait le dissimuler, sans quoi on allait le prendre pour un fou, ce qu’il était, assurément.
Quoi qu’il en soit, à présent, il était White. C’était comme ça qu’il se faisait appeler. White le lapin. Et du lapin, il avait tout, les grandes oreilles, la courte queue, l’attendrissant visage, les incisives prédominantes, le corps velu. Son pelage était blanc neige, d’où son pseudonyme. Manque d’originalité sûrement mais quand il avait dû se nommer, lorsqu’il avait rencontré la troupe de ménestrels au hasard d’un sentier, il avait été pris au dépourvu. White, c’était la première chose qui lui était passé dans la tête et, ma foi, ça lui allait bien. Bien sûr, en sa qualité de Terranide supposé, sa silhouette demeurait celle d’un humanoïde. Elle était aussi svelte, élancée, et d’une taille modeste, à peine le mètre quarante. Pour compléter le portrait, il fallait mentionner un regard d’azur et puis, forcément, son costume. Un chapeau à plume, une ample tunique de toile, un pantalon dans le même style, une ceinture à boucle cuivrée, des souliers en cuire... Chapeau et tunique étaient d’un beau vert pomme, le pantalon, d’un vert plus sombre et la plume, jaune vif, un joyeux résultat. A ceci s’ajoutait le baluchon et la flûte dont il jouait présentement avec un talent qu’il ne s’expliquait pas.
Ce petit village était fort accueillant. Sous la lune étoilée, il se dégageait de lui une poésie émouvante, de quoi nourrir des inspirations oniriques. L’un des m’ambres du groupe qui se produisait sur la place centrale était doué pour ça. White, lui, ne pensait qu’à sa musique, faisant pour une fois abstraction de tout un tas de questions existentielles. Cependant, la quiétude prit brutalement fin, laissant la place d’abord à la stupéfaction, puis à la panique, bientôt à l’horreur. Le sapin projeté, les cris, les mouvements affolés, les ignobles rats, les premiers morts... White regardait tout ça, immobile, la flûte toujours en bouche, les doigts passifs. La peur, c’était pour lui rien qu’un mot. Capable de réincarnation, il n’avait pas à craindre la mort, il avait même tendance à la chercher, surtout si elle était lente. Cependant, il ne devait pas oublier son rôle.
« White, vite ! Qu’est-ce que tu fais ?! »
L’un de ses compagnons de voyage, le Terranide écureuil doué pour la poésie, le tira par la manche, l’entrainant vers la masure la plus proche.
« Heu, oui, oui, j’arrive ! »
Le lapin emboita le pas du rouquin, car l’autre était roux, et fut bientôt derrière la relative protection de quatre murs en rondins. Il y avait ici toute une famille, père, mère et leurs trois enfants, plus les deux invités. L’heure était à l’angoisse la plus totale. Les petits étaient en larmes, les parents n’en menaient pas large non plus et l’écureuil, émotif, était à deux doigts de s’évanouir. La pénombre ambiante n’arrangeait rien. White regarda tour à tour chacun des protagonistes, puis ses yeux glissèrent sur une hache de bûcheron rangée contre l’étagère de fortune. Il alla la prendre, après avoir abandonné sa flûte sur la table.
« On va quand même pas se laisser faire. » dit-il, hargneux.
« Mais vous êtes dingues ! Ils sont nombreux, ils sont énormes ! » protesta le père.
« M’en fiche. J’ai rien à perdre. Le premier qui entre ici, j’en fais un puzzle. »
Cette affirmation fit de l’effet sur les occupants de la maisonnette. Néanmoins, il n’y avait pas d’autres armes et personne ne bougea, sauf White qui se plaça devant la porte, prêt à accueillir dignement le premier rat, comme il l’avait dit.