La journée avait pourtant bien commencé. J'étais assise à la terrasse d'un café, avec un ecclésiastique, le père Emmanuel, qui me parlait de l’évangélisation du Japon. Emmanuel, contrairement à ce que son nom, qui n'est pas celui de sa naissance, peut suggérer, est asiatique. Il a étudié dans les ordres de la compagnie de Jésus : c'est un homme très sage, et je bois ses paroles. Il avance quelques thèses sur le comportement des premiers missionnaires chrétiens du XVIe siècle. Nous en étions à discuter de Charles Spinola, un érudit et jésuite italien brûlé vif avec 51 autres personnes, dont des enfants, sous les ordres d'un seigneur japonais. La scène n'est pas très réjouissante, mais son statut de martyr rend son sacrifice un peu plus supportable. On oublie souvent qu'a cette époque, les religieux étaient fréquemment de grands intellectuels, et surtout de grands humanistes. Spinola avait fondé une école, et travaillé dur dans de nombreux domaines scientifiques. Je m’imprègne de son histoire, de sa pensée que me récite le saint homme.
Soudain, je sens des picotements le long de mes jambes, ma tête tourne un peu. Je sais pertinemment ce que ces signes indiquent, et je sais qu'ils vont aller en empirant dans les prochaines secondes. Je prends très rapidement congé du père Emmanuel, à la limite de la politesse. J'espère qu'il ne le prendra pas trop mal, je sais que les japonais sont très portés sur le protocole. Je me dirige vers les toilettes. Avec un peu de chance, il croira à une envie pressante, et m'excusera. Il n'en est en réalité rien. Les signaux que m'envoient mon corps ne sont pas précurseurs d'une éventuelle maladie ; ils me préviennent assez brutalement je vais me téléporter de façon imminente. Malgré tous mes efforts, toute ma discipline, je n'ai jamais réussi à contrôler parfaitement ce phénomène, assez handicapant. Je peux tout juste tenter de me concentrer pour espérer ne pas changer de dimension, et réduire mon apparition à des lieux terrestres. Encore heureux, je n'aurais l'air de rien, en plein milieu de l'océan.
Enfin, ma vue se brouille complètement, et je sens que ma masse diminue. Toujours avec un peu d'appréhension, je perds pied. Comme à chaque fois, j'ai l'impression de tomber, et de m'envoler à la fois, me soustrayant aux dimensions conventionnelles, mon cerveau ne sait plus discerner le haut du bas. Il se rend simplement compte que je suis en mouvement, et ce dans plusieurs sens contraires. L'espace d'un instant, je ne pèse plus rien, je n'ai plus d'enveloppe matérielle : je ne suis plus qu'un pur esprit. Cela ressemble un peu à un état de grâce, à une élévation spirituelle furtive. Hélas, cette transe ne dure jamais longtemps, un éclair, à peine le temps de s'en rendre compte, et déjà, je reprends du poids, de la consistance. Un léger vertige me prend. Ce n'est rien, en comparaison des premières fois, où je m'effondrais pitoyablement sur le sol, en rendant à ce dernier le contenu de mon estomac. À présent, j'arrive même à ''atterrir'' debout, sans déséquilibre.
J'ouvre les yeux, que j'avais fermés, par réflexe (les garder ouvert n'apprend rien, et ne provoque que plus de nausées). Où suis-je ? Je l'ignore encore. Je pense que je n'ai bel et bien pas changé de dimension. Avec un peu de chance, je suis toujours à Seikusu. Cette ville est un véritable aimant, un point où je retourne toujours, que je le veuille ou non. J'en viens à me dire que c'est peut-être la volonté du Seigneur. Je reprends ma respiration, mes oreilles bourdonne. Un tel voyage est toujours éreintant pour mon corps et mon esprit. Les murs en tôle me confirment être arrivée dans un univers au moins contemporain. La pièce où je me trouve est à peine éclairée. Elle est minuscule, et close. En fait, je pense qu'il s'agit d'un placard. Je relève la tête, et me cogne contre une barre métallique. Je tourne mon regard : une étoffe y est suspendue. Plastique vert et blanc, odeur d'eau-de-javel. Tenue d'agent d’entretien. Ça n'est certainement pas la plus belle étoffe qui soit, ni la plus agréable à porter sans sous-vêtements, mais c'est quand même une sacrée chance. Car une fois n'est pas coutume, je suis nue. Une inscription en japonais, le nom de la société, que je peux lire dans la pénombre. Je n'ai pas du apparaître bien loin. J'enfile l'habit, composé d'un pantalon ample et d'une sorte de parka à poches, qui est un peu grand pour moi.
Pas bien grave. Je pousse la porte avec prudence. Je suis dans une sorte de salle de réunion, ou quelque-chose dans le genre. Les lieux ont l'air déserts, et un peu poussiéreux, paraissent ne pas avoir été utilisés depuis longtemps. Une demi-douzaine de vieilles chaises sont empilées dans un coin. Je suis optimiste. Quelques regards étranges dans le bus vis-à-vis de ma tenue, et je serai de retour dans deux heures maximum pour présenter mes excuses au père Emmanuel. Je m'extrais du placard, puis je marche tranquillement vers la seule sortie, l'endroit ne communicant étrangement par sur l'extérieur. Un peu de lumière en provient, même s'il fait jour dehors, la plupart des fenêtres sont condamnées et ne laissent passer que peu de clarté. Aussi que la pièce en émette autant suggère qu'elle est peut-être occupée. J'entre, et j'ouvre de grands yeux.
Je m'attendais à la présence éventuelle d'un vieux concierge, de quelques ouvriers égarés, voire même d'une planque de voyous. Mais ce que je distingue dépasse mon imagination. Des femmes, à peu près toutes jeunes, sont attachées par le cou, habillées assez légèrement. Certaines portent quelques marques de coups, discrètes. La plupart ont le regard baissé, comme résignées. Cependant, l'une d'entre-elle me repère et lève la tête vers moi. Je reste un instant stupéfaite, incapable de la moindre réaction sensée. Je m'approche d'elle. Elle me fixe, avant de chuchoter :
-Tire-toi d'ici, vite, avant qu'ils te voient.
Elle a l'air terrorisée. Au loin, j'entends une voiture démarrer. On ne peut être bien loin de la civilisation. Qu'est-ce que font ces filles là, dans cet état ? Je m'inquiète :
-Ça va ? Je vais essayer de t'enlever tes liens.
Mon japonais est très académique, et j'ai un fort accent, mais je pense être compréhensible. Je cherche autour de moi. Je n'ai rien sous la main pour leur retirer leurs chaînes, pas même un morceau de ferraille pour crocheter les serrures. Je lui adresse une moue dépitée. Elle me répond, résignée.
-Ça ne sert à rien, ils sont derrière la porte.
-Qui sont, ''ils'' ?
J'ai à peine posée la question que j'entends des pas, nombreux. Mon intuition me dit que ''ils'' arrivent. L'inconnu ne m'a jamais effrayé, mais il faut quand même avouer que ce n'est pas très rassurant. Je n'ai pas d'endroit où me cacher, à part en retournant dans l'autre pièce. J'y renonce. Qui qu'ils soient, ils vont devoir s'expliquer. Le verrou tourne, puis la porte s'ouvre. Des femmes, semblables à celles qui sont déjà attachées, entrent. Elles sont suivies de plusieurs hommes costauds. Je jette à ces derniers un regard dur et froid.
-Qu'est-ce que vous faites à ces femmes ?
L'individu massif a l'air surpris de me trouver là (et je ne peux pas le blâmer pour ça). Il interroge implicitement un de ses collègues, qui lui répond par un mouvement de tête. Puis, sans prévenir, il se jette sur moi. Son assaut est un peu grossier. Je me fends sur le côté, et accompagne son mouvement en percutant sa jambe avec la mienne. Il s'étale par terre. J'espère un moment qu'il ne s'est pas fait trop mal. Après tout, c'est un peu ma faute, je ne suis pas supposée être ici. Un deuxième gorille tente de m'attraper. Je n'ai pas d'autre choix que de lui envoyer mon poing dans la mâchoire. Cependant, il a plus de force que moi, et me retourne la frappe, que je reçois dans l'épaule. Je flippe un peu en voyant qu'ils sont trois, et que je suis seule. Puis je me concentre. Mes chances de victoire sont déjà faibles, mais elles le seront encore plus si je cède à la panique. Me souvenant de mes cours de combat désarmé, je le frappe au plexus, lui coupant la respiration. Malheureusement, le troisième homme sort un pistolet, et me met en joug. Je lève les mains. Je prend un coup dans le ventre, qui me plie en deux, puis un second. Je tombe à genoux. Game Over.
Je suis un peu désorientée, alors que le type que j'ai frappé me soulève sans délicatesse du sol. Il passe par un couloir, et semble hésiter. Après une demi-minute, un malfaiteur lui lance un simple :
-En cellule.
Au moins, je connais ma destination. Je prends une bouffée d'air, et en profite pour tenter de le questionner.
-Pouvez-vous me dire qui vous êtes ?
Il ne me répond pas, et me mène dans une pièce séparée qui ressemble bel et bien à une geôle, fenêtres grillagées, verrou à la porte. Il me laisse lourdement tomber à terre. Cet endroit est plein d'accessoires dont je ne saisis pas encore tout-à-fait l'usage. Il cherche un instant, puis trouve des menottes. Il tord mes bras derrière mon dos et me les passe sans que je bronche. Je ne vois pas trop à quoi servirait de lui résister, de toute façon, lui ou ses complices auront largement l'occasion de me tirer dessus à plusieurs reprises si je tente de m'échapper. Je peux survivre aux balles, mais c'est un risque trop grand. Je pense encore pouvoir m'en sortir en négociant. Sans m'adresser un regard de plus, il referme derrière moi.
Je me retrouve seule, dans le noir, dans le silence, sans avoir eu plus d'indication. Je tremble un peu. Je tente de me calmer. Du bout des lèvres, mais avec ferveur, je commence à faire la chose qui me rassure le plus : réciter une prière, en latin.
-Panis angelicus fit panis hominum dat panis caelicus figuris terminum, ô res mirabilis ! manducat dominum pauper, servus et humilis.
te trina Deitas unaque poscimus, sic nos tu visitas, sicut te colimur : per tuas semitas duc nos quo tendimus ad lucem quam inhabitas...