Mordant dans le bout de son croissant, Norman se pencha sur le dossier devant son nez. Il le regardait encore un petit peu, le travaillant, le peaufinant, étudiant les preuves, prenant des notes sur une feuille à côté. Chaque avocat avait son propre mode de fonctionnement, mais, dans chaque cabinet, on retrouvait généralement la même organisation des dossiers. Chaque client, chaque affaire, avait droit à son propre dossier, et chaque dossier comprenait plusieurs sous-dossiers, les couleurs des dossiers et des sous-dossiers indiquant le contenu. Un dossier rouge relevait du droit social, un dossier bleu du droit civil, et un dossier vert du droit pénal. A l’intérieur de chaque dossier, les sous-dossiers proposaient plusieurs couleurs : le vert clair comprenait tout ce qui se référait à la comptabilité, les factures, le bleu clair à tous les éléments de procédure, le beige à la correspondance, généralement entre l’avocat et le client, ou entre les différents avocats, et on trouvait également un dossier violet pour tout ce qui touchait aux faits : preuves, attestations, témoignages, un mic-mac bordélique. Le dossier pénal était généralement plus simple, car un dossier pénal comprenait généralement, à une écrasante majorité, des procès-verbaux. Pour la simple affaire que Norman étudiait, il y avait au moins 250 procès-verbaux, chacun étant numérotés par une lettre, D, suivie d’une série de chiffres. D012 pour le douzième procès-verbal, et D123 pour le cent-vingt-troisième procès-verbal. Quand on disait qu’il y avait beaucoup de paperasses chez les flics, on était loin du compte.
Norman relisait les procès-verbaux d’auditions de témoins, surlignant parfois quelques éléments, avant de les noter, et de réfléchir, d’établir des connexions, de percer les incohérences entre les auditions, de trouver tout ce qui était susceptible d’aider son client. L’affaire était toutefois mal partie pour son voleur, et Norman cherchait surtout à trouver un moyen de réduire la casse en limitant la peine. Le genre de choses qu’on apprenait pas à la fac’. Son voleur était un multirécidiviste, généralement pour des faits sans conséquence : injures envers agent, outrages, provocations, violences légères... Une grande gueule qui avait ici commis un « vol » en empruntant la voiture de sa voisine sans son autorisation (prétendait-elle), puis en la ramenant le lendemain. Il avait prétexté une urgence médicale sur sa petite amie, et, comme sa voiture était en réparation, il avait utilisé celle de la voisine. Le genre d’affaires passionnantes dont on n’entendait jamais parler dans les séries télévisées, mais qui constituait l’essentiel des affaires d’un avocat.
Il mangeait tranquillement un croissant, la secrétaire d’un collaborateur en ayant ramené, comme à chaque matin. Et Norman aimait bien les croissants. Les viennoiseries lui rappelaient l’époque où il travaillait au FBI, où il avait pris pour habitude d’en manger une avant d’aller sur une scène de crime. Une manière de s’encourager, de s’accorder une petite pause de douceur avant de plonger dans la crasse et la folie. La ligne interne sonna alors, et il décrocha le téléphone.
« Oui ?
- Une certaine Callahan-san demande à vous voir, Jayden-sama.
- Dites-lui de patienter, je ne serais pas long... »
Juste le temps de finir son croissant, et son procès-verbal. Il continua à croquer dans le croissant, et surligna un dernier passage. Il lui fallut entre cinq et dix minutes pour en terminer, et il referma tranquillement le dossier, et sortit d’une série de feuilles le CV de Nancy Callahan, ainsi que sa lettre de motivation. Il avait fait ses recherches sur elle, et, sur son écran d’ordinateur, une fenêtre était ouverte sur un article de presse du New York Times, aux archives. Il y parlait de la mort d’un flic corrompu de Sin City, John Hartigan, et d’une fille qu’il aurait kidnappé, Nancy Callahan. Hartigan avait été accusé d’être un violeur qui avait abusé d’une jeune femme à Sin City, et mutilé le fils d’un sénateur. Jayden n’avait pas eu le temps de trop se renseigner, notamment en appelant ses anciens collègues du bureau, et avait appris que cette jeune femme était Nancy Callahan.
Les vieux instincts de policier avaient refait surface. Dans un article du Washington Post, il avait trouvé une biographie d’Hartigan. L’agent de police y était dépeint comme « un policier exemplaire », un « modèle de vertu et d’intégration dans une ville tristement célèbre pour son taux de corruption ». Comment un flic à la Elliot Ness avait-il pu craquer au point de violer une gamine et mutiler le fils d’un sénateur ? C’était troublant, et Norman savait que, dans Sin City, les apparences étaient trompeuses. Il savait toutefois assez qu’il existait bien des démons qui avaient des visages d’anges, bien des individus intègres et honnêtes qui dissimulaient des saloperies dans leurs placards. Il le savait pour avoir passé des années à traquer des tueurs en série. Hartigan avait divisé la chronique pendant quelques mois. Erreur judiciaire pour certains, nouveau Ted Bundy pour d’autres.
Norman se leva, et alla dans les toilettes, essuyant ses mains. Il ne comptait pas en parler avec elle, mais ceci expliquait pourquoi son nom lui avait dit quelque chose. Il s’approcha de la salle d’attente, et aperçut Nancy Callahan. Norman eut un léger sourire.
« Callahan-san, je présume ? Je suis Norman Jayden, mais vous pouvez m’appeler Norman. Enchanté de vous voir. »
Il lui serra la main, un sourire accueillant sur les lèvres.
« Veuillez me suivre, je vous prie. »
La salle d’accueil était à l’entrée du cabinet, et il partit sur la droite, longeant un couloir, jusqu’à ouvrir une porte sur la droite, donnant dans son bureau.
« Allez-y, installez-vous. »
Il était aimable et accueillant, professionnel et neutre. Norman avait le physique-type d’un agent du FBI. Il s’assit derrière son bureau, observant brièvement le visage de la jeune femme. Elle était plutôt jolie. Naturellement, il se garderait bien de le dire à voix haute, mais il n’en pensait pas moins. Il regarda ses papiers, et mit devant son nez le CV de la femme, et sa lettre de motivation.
« Bien... Alors, alors... J’ai attentivement lu votre CV et votre lettre de motivation, mais ces deux morceaux de papiers, aussi intéressants soients-ils, restent bien légers pour me donner une idée sur une personne. Parlez-moi de vous. Vos motivations, vos désirs, ce genre de choses... »
L’entretien commençait, et Norman voulait commencer par cerner Nancy.