La clef tourne dans la serrure... et coince, encore une fois. Finalement c'était devenu une habitude, il fallait toujours que le jeune homme aux cheveux pastels se reprennent à trois ou quatre fois pour pouvoir ouvrir sa porte d'entrée. Tout était dans le fait de jouer avec la distance de la clef. Un peu trop loin et une des dents, légèrement tordue, bloquait au trois-quarts du mouvement. Pas assez loin et il ne pouvait tout simplement pas déverrouiller l'entrée de son logis, l'obligeant à reprendre depuis le début. Car oui, il se devait de fermer à double-tour, sinon un simple coup de pied dans la porte pouvait permettre de l'ouvrir... Toutefois, une fois fermée à double-tour, il se devait d'opérer la double-action inverse sinon son logis empêchait toute forme d'intrusion, même brutale. Le tout d'un seul trait.
Une fois, pour pouvoir ouvrir, il y avait passé une dizaine de minutes. Maintenant, avec l'entraînement de trois mois complets, ce n'était plus qu'une affaire de quelques millimètres dont la mémoire musculaire s'occupait sans trop de souci. Il avait bien demandé à sa logeuse, une vieille harpie aigrie, de changer la porte, mais cette dernière avait caquetée au téléphone qu'elle n'en avait rien à faire. Surtout qu'elle ne dépenserait pas un centime pour ce taudis, étant donné qu'elle comptait le démolir dans quelques années pour en faire une installation un peu plus grande, mais avant tout bien plus neuve. En soi, Koda s'était simplement dit qu'elle crèverait avant de lancer son projet immobilier, mais il eut l'intelligence de garder cette réflexion pour lui. Ah ! Voilà, la porte venait de produire son premier puis second claquement, informant le jeune homme qu'il pouvait enfin retrouver ses pénates. Un mouvement de poignée et... Il envoie la porte d'un mouvement sec vers l'intérieur, produisant un claquement soudain.
Raspoutine sursaute depuis l'étagère de l'entrée, s'enfuyant vers le fond du petit appartement. Koda avait apprit depuis un moment que son crétin de chat avait la vilaine envie d'aller se balader, et claquer la porte était sa solution toute trouvée pour le dissuader. Au moins, ça lui laissait le temps de se glisser d'une traite dans son logis et de refermer l'entrée avant que son félin ne s'échappe. Enfin, il jette son manteau sur la chaise qu'il avait placé dans l'entrée pour ça, accroche son trousseau au mur, puis observe, juste à sa droite, le petit enclos cuisine. Une vaisselle l'attends depuis hier, et l'envie de s'en occuper frôlait le néant absolu. Au moins, le ménage avait été fait depuis deux bons jours, ce qui faisait qu'il pouvait regarder au-dessus du coin cuisine, vers le fond de son appartement, et observer que nulle vaisselle ni reste de linge sale ne traînait dans le salon. Juste son fauteuil en mauvais état, en partie ouvert, sa table basse en bois, son meuble télé et la petite bibliothèque qu'il avait réussi à agencer pour pouvoir se déplacer dans ces quelques dix mètres carrés sans devoir enjamber quoi que ce soit.
Ouais, il faisait bon d'être chez soi. Raspoutine était monté sur la table basse et le regardait de cet air dont les félins ont le secret, entre reproche et sentiment de supériorité innée. Il eut pour seule réponse de voir son maître fermer la porte à clef, du premier coup cette fois-ci, puis d'attraper son sac et rentrer dans la maisonnée, produisant trois maigres pas pour enfin déposer son bagage sur le canapé.
" Tu sais, un jour, tu vas te prendre la porte et tu vas rien comprendre.
- Wwrraaaouuuuh...
- Ronchonne si tu veux. T'veux une pâté ? "
Plongeant sa main dans son sac, le damoiseau aux airs efféminés sortit une boîte de huit-cents grammes de pâté au poulet, dont la seule apparition suffit pour mettre le félin en émoi. Finit la bouderie, le voilà qui se jette au sol et file en direction de la cuisine, avant de monter sur la surface séparant les deux parties de l'entrée, cuisine et salon. Puis le matou posa fièrement ses fesses devant les gamelles qui s'y trouvent, attendant son dîner. Le jeune homme aux cheveux lilas se redressa donc et couvrit la bien maigre distance tout en ouvrant la canette, puis attrapa une cuillère à l'autre bout de cette partie "bar" avant de vider l'entièreté du contenant d'aluminium devant son félin déjà visiblement bien nourri.
" Voiiiiiilà, régales-toi donc. "
Au bruit de Raspoutine se jetant sur la pâté, Koda se retourne et file au fond du salon, prenant la porte de gauche pour atteindre un petit couloir. À sa droite, la salle de bain, mais pour être tout à fait honnête, il n'avait pas prévu de prendre sa douche de suite. En revanche, il continue pour aller au bout de ce petit passage et atteindre sa chambrée, dans laquelle il se glisse pour enlever ses chaussures, les jeter dans un coin de la pièce, puis se débarrasser de son haut. La moitié des hommes et des femmes de ce pays se scandaliseraient d'autant d'impudeur, mais il aimait bien être juste en short chez lui, ça lui donnait l'impression d'être libre. Puis généralement, avec le couple de tourtereaux vivant au-dessus de chez lui, qui ont tendance à vivre nus (il le savait pour avoir osé un jour leur demander un peu de farine), qui donc passent leur vie à surchauffer leur appartement, il ne faisait jamais suffisamment froid dans son propre logis pour qu'il se sente le devoir de se couvrir. Bon, parfois, le damoiseau s'emmitouflait dans un gros plaid, mais ça c'était plutôt une affaire de confort. Et tiens, en parlant de confort...
Il passa par-dessus le lit et se retrouva devant son armoire, dont il tira l'épaisse couverture douillette. Il n'avait pas cours demain, ni d'obligations, ce qui était un peu le résumé de ses journées, aussi il allait se poser dans le salon et glander. S'enroulant donc dans son cocon de douceur, il fait le chemin retour, passant du lit au sol, esquivant le coin de son bureau, puis retraversant le couloir pour alors se jeter sur le canapé comme le ferait une otarie en pleine séance de relaxation sous le soleil. Le vieux canapé se permit un couinement de détresse que le jeune homme ignora promptement, préférant étendre le bras pour attraper la télécommande de la télévision, puis d'entamer une petite observation de ce qui passait en cette heure de la soirée. Tiens, d'ailleurs, la lumière des lampadaires à l'extérieur le gênait. Il se redressa donc un court instant pour tirer ses vieux rideaux, puis se permit un nouveau mouvement de baleineau pour retrouver sa confortable position. Un petit peu de zapette fut suffisant pour qu'il trouve un film d'action à la noix, le genre de spectacle dont on profite en éteignant son cerveau... Puis il reposa la télécommande sur la table basse, profitant pauvrement de sa soirée, non sans laisser échapper un bâillement.
" Pffrrr, les cons, on voit que c'est une marionnette ! "