Vivre avec quelqu’un est une nouvelle expérience. Sybèle a l’impression d’avancer indécise, sur une corde raide. Sous ses pieds, de mortels piques s’élèvent. Un faux pas lui accorderait une mort certaine, lente et douloureuse. Elle avance, pas à pas et se dévoile dans les grandes lignes qui régissent son être. Son fiancé a bien le temps en un an d’en apprendre davantage sur ses préoccupations ; cette clause leur permettant de divorcer est un véritable filet de secours. Pour lui permettre de rejoindre ses acquis, la Tour : Cette vie simple dont elle maîtrise chaque tenant et aboutissant. Ou peut-être ses oeillères tomberont.
Or, la mage est loin de s’imaginer changer d’avis. Il lui faut partir de rien, apprendre à connaître le duc et lui plaire. Leur chemin, à deux, est semé d’embûches. Avec elles s’ajoutent les obstacles intérieurs. Les fiancés de fortune n’en ont peut-être pas encore conscience mais un point fondamental les sépare : Leurs statuts. Par respect pour le sien, Maximilien a été conduit à côtoyer de près la haute-noblesse du Royaume, ainsi que ses nombreux jeux de pouvoir et déboires superficiels.
Sybèle n’y connaît rien.
Élevée comme une princesse en cage, la Tour est son monde : minuscule et étriqué, aux frontières bien établies. Son père y observait un moyen de la protéger mais il n’a fait que la plonger dans les moqueries, dans une lutte perpétuelle pour faire sa place en tant que mage. Si certains s’allient à la famille royale pour y trouver une forme de pouvoir supplémentaire quand leur capacité les limite à un rang inférieur, elle n’a jamais été proche des intrigues politiques. Elle a suivi la ligne de la neutralité, à l’image de son père. L’excellence lui permettrait à son tour de prendre son relais.
Ses idéaux ont été confronté à la réalité : elle est une femme. Peu ont accès au statut de mage, à la tour et un échelon aussi élevé que le sien. Aucune dans la longue histoire du pays n’a été sacré archimage alors que de nombreuses prétendantes à ce titre possédaient toutes les qualités requises et plus encore. Quelque soit ses origines, son sexe fait qu’elle devrait travailler bien plus qu’un autre pour espérer atteindre les mêmes privlèges. Là n’est un souci : elle a l’esprit compétitif et un désir de perfection ; il explique seulement son désintérêt et sa méconnaissance quasi-totale des manigances diplomatiques qui se jouent.
En réalité, son père suit d’un regard sarcastique les différents opposants politiques et les deux cadets du prince héritier qui, dans son dos, cherchent à rallier différents nobles à leur parti. Il apprécie lancer quelques railleries à leur égard, devant sa progéniture désintéressée.
Mais le reste de son éducation, dans ce domaine, reste à faire. Et Maximilien aurait le temps de le découvrir quand, à cause de ce simple mariage arrangé, la princesse Kathia la prendra en grippe.
Enfin, Sybèle ne voit à l’heure actuelle que les complications qui se posent entre eux, menés par ce plongeon non désiré dans l’inconnu. Or, la mage y observe à côté les avantages. La conversation se pose sur le festival. Pour la première fois, elle entend le nom : Wintheilm. Dans un sentiment étrange, elle a l’impression de s’approcher du souvenir de sa mère.
Elle ne s’y attarde pas autrement que par un merci, rapide et franc. Le duc lui enlève un poids.
Il l’invite à terminer son assiette. Il ne traînait dans la vaisselle que deux morceaux de légumes, rapidement engloutis. La visite du manoir peut se terminer. Mais l’escorte de domestiques est inhabituelle pour la mage. A la Tour, chacun s’occupe de ses affaires. Déléguer de simples tâches qu’elle accomplissait naturellement auparavant lui sera un autre défi auquel elle se confrontera rapidement. Enfin, leurs présences créent un léger malaise, dissimulé derrière un sourire poli.
Le manoir est beau mais sa grandeur donne des vertiges à la nouvelle venue, qui n’a enfin de compte retenu que trois pièces essentielles : son futur laboratoire, le bureau de Maximilien et la bibliothèque. Quelle merveille ! Devant cette dernière pièce, où ils ne peuvent s’attarder, ses yeux se sont ouverts, brillants d’une lueur d’admiration. Bien sûr; la Tour n’a rien à envier à un tel lieu. Mais l’absence d’une foule fourmillant entre les allées, lui accorde une véritable impression paisible où elle trouverait un repos paisible. De plus, ce lieu couvre de nombreux sujets : moins spécialisés, plus vastes. Elle n’en demande pas autant.
Mais Maximilien a eu raison de ne pas la laisser s’installer et continuer. Sinon, il aurait été impossible de l’en arracher pendant des heures voire des jours entiers. Là, elle est paisiblement assise sur le canapé de son bureau. Les servantes sont parties. Or, les gardes demeurent à l’entrée extérieure de la pièce. Elle ne veut pas l'avouer: toutefois, ses protocoles l’étouffent.
Le duc revient, l’épais contrat en main. Par habitude, Sybèle saute les passages protocolaires engageant la responsabilité de leurs parents et les formes juridiques adéquates à ce type de contrat pour se pencher sur la liste… Plutôt longue. Dès les premières lignes, son regard change. Ses lèvres se crispent, ses joues rougissent. Vraiment ? Quel foutoir ! Pour peu, l’intrépide mage se serait levée et aurait rendu visite à son père, lui balançant ce foutu contrat au visage. Elle préfère calmer ses ardeurs.
« Ah… Je comprends mieux votre silence. » Deux doigts massent ses tempes pendant que son coude réside sur sa cuisse. « Ils ont une vision poussée… Mais, pour être franche, je ne pense pas que forcer deux personnes à avoir une intimité soient la meilleure façon de les rapprocher. »
D’une main, la blonde dépose les pages sur la table pour s’emparer du thé. Après cette nouvelle, le désert est la bienvenue.
« Si… Les mots sont pénibles à trouver pour décrire le contenu. Si certains aspects vous gênent, je pense qu’il serait préférable de les éviter que de se forcer. Je suis prête à endurer la colère de mon père et les conséquences. Il est, à mon sens, mieux de subir son courroux passager que de contraindre et créer une rancune tenace. »
L’Archimage est connu pour son caractère calme et espiègle mais il n’est pas pour autant incapable de connaître des fureurs spontanées. Avec la puissance que l’on lui connaît, ces dernières peuvent s’avérer dévastatrices et effrayantes pour les témoins et la victime. Bien sûr, il n’oserait jamais lever la main sur son unique enfant. Pourtant, Sybèle fait preuve d’un grand courage dans sa proposition tant pour l’avoir observé qu’à deux reprises cette perspective l’effraye.
« Si vous êtes d’accord, je vous propose que nous commençons par passer du temps ensemble et tentons de devenir amis. Nous entendre rendra cette année plus facile à supporter. » Sybèle n’a guère envie de marcher sur des œufs pendant les douze mois à venir. Elle préfère profiter de ce nouvel environnement. Puis, s’ils réussissent à s’entendre, peut-être seront-ils capables de s’aider en dehors de ce contrat ?
Toutefois, une clause lui reste en mémoire : le partage d’un lit conjugal. Malgré ses paroles pleines d’assurance, un profond embarras la poursuit depuis sa lecture. A quoi cela ressemblerait ? Comment feraient-ils pour dormir ensemble ? Leurs parents s’attendaient-ils à une union charnelle à l’inscription de ces mots ? Cette dernière pensée aussi fugace fut-elle, lui amène un rouge écarlate aux pommettes. La brève image qui y suit lui fait avaler sa gorgée de travers. La mage se penche un peu, toussotant une main devant la bouche.
Après s'être remise de cette violente quinte de toux, Sybèle conclut : « Quoiqu'il en soit, je me rangerais derrière votre décision. Au sujet des clauses, comme de la relation que nous devrons entretenir. D'ailleurs, j'aimerais, dans la mesure du possible, un précepteur dans l'art de la bienséance. Je ne suis née dans ce votre monde, il est évident que j'ai de nombreuses lacunes à combler pour éviter de ternir votre image. »
Ces curieuses paroles sur sa tenue lui sont revenus en mémoire. Elle ne comprenait guère et ne comprend toujours pas le problème que de tels habits posent parmi la noblesse. La Tour regorge d'excentricités, plus grandes encore. De même, l'escorte de domestiques et le comportement a adopté à leur égard l'a achevé de la convaincre dans cette voie. Si une servante vient à s'adresser à elle, la mage ne sait pas le moins du monde quelle attitude adopter en tant que fiancée du duc. Ces raisons cumulées, malgré des connaissances basiques acquises, l'ont amenées à cette demande incongrue.