L’enfer… Autant dire que Keleth n’en avait sûrement connu que les meilleurs jours. Ceux où, se libérant de la tyrannie bête d’un despote incapable de contenir sa propre stupidité, les grandes familles démoniaques et autres puissances des tréfonds avaient découvert qu’ils étaient bien plus puissants et capables qu’on ne le leur avait fait croire. Ces temps où, par l’action d’un démon qui n’avait alors ni prestige ni reconnaissance, l’ensemble du monde infernal s’était transformé à mesure que l’ichor infâme de Satan avait lentement abreuvé les terres déjà rouges de l’Ampelyon, la porte sur les autres plans du monde connu. Ce n’était dans le fond pas un mal, même si parfois, l’archi-démone avait encore l’occasion de se demander ce à quoi devait ressembler ce domaine de chaos et de luttes incessantes. Finalement, ce que son ancêtre, qu’encore maintenant nombreux appellent l’Ancien, avait apporté lors de la mise à mort de celui qu’on prenait pour le plus puissant des êtres démoniaques, c’était un ordre. Un ordre qui, même si il mettait à mal de nombreux démons de par leur nature diamétralement opposée, avait eut le bienfait de permettre à tous de progresser, de s’améliorer, de se ranger de la façon la plus optimale afin de donner aux différentes castes, aux différentes légions, un second souffle. L’Ancien, alors de rang inférieur, provenant d’une famille qui n’avait jamais obtenu la grâce des puissances des Enfers, avait de ses mains acquis le pouvoir, le respect, et la preuve que le système chaotique n’apportait que malheur et opprobre sur l’ensemble de la race démoniaque. Un haut-fait qu’encore aujourd’hui tout le monde a en mémoire.
Mais à cette époque, encore une fois, Aethesa Shivas Al-Keleth n’était pas encore de ce monde. Certes, elle avait reçue les enseignements de son ancêtre quand elle n’était encore qu’une pauvre petite bouse sans forces, ayant entendue par la même occasion l’ensemble des histoires de son tout-puissant grand-parent, mais elle n’avait jamais eut la gloire de pouvoir contempler cet instant de providence passée. En revanche, elle connaissait la suite, bien plus sombre, bien moins miraculeuse. Une fois au pouvoir, le tout-puissant démon avait tôt eut fait de mettre en place le conseil des Archi-Diables, et y occupait une place prépondérante, mais le temps, les éons et les âges, avaient eut le malheur de le choisir comme principal ennemi. Difficile fut la découverte de la folie qui hantait cet être pourtant signe d’une implacable volonté, sans parler d’une force à nulle autre pareille. Quand l’Ancien entama de perdre l’esprit, qu’il fut englouti par sa propre rage, par sa nature de destructeur impitoyable incapable de continuer à affronter un ennemi à sa hauteur depuis qu’il avait atteint les ultimes sommets du monde infernal, nombreux furent ceux qui tournèrent les armes vers cet être avec une certaine peine sur la conscience. Keleth fut de ceux-ci à l’époque, et si elle ne fut pas de ceux capable de lui porter le coup suffisant pour enfin pouvoir l’arrêter et le sceller dans quelques autres dimensions dont il ne pourrait revenir, elle ne manqua point les détails de cet assaut : Des morts parmi les plus hauts souverains de la nouvelle caste infernale, des blessure qui mirent des millénaires à se résorber, même chez les membres du conseil des Archi-Diables, mais surtout… Les quelques perles écarlates qui s’échappèrent de l’unique blessure dont souffrit le tout-puissant Ancien, dont elle ne sut malheureusement jauger l’importance à cette époque.
Maintenant, après plus de cinq cents siècles de vie, ses millénaires de bannissement derrière elle ainsi que ses trois derniers siècles au poste de Loi démoniaque, Keleth avait autrement plus conscience de ce qu’il s’était passé ce jour-là. Dans l’arène elle-même, seuls les plus grands, les plus puissants des démons s’étaient permit d’affronter le symbole du nouvel Enfer, par simple désir de purger avec honneur la nouvelle source de rage et de chaos qui s’installait dans ce plan infernal. Mais les charognards, les avides de puissances et de faveurs avaient eut un tout autre objectif, qui malheureusement n’allait pas de pair avec les dirigeants de ce plan. Quand l’Ancien perdit les quelques précieuses gouttes de son essence naturel, quand les perles rubis s’échouèrent sur le sol en crépitant, bouillonnant de la puissance contenu dans la moindre infime once de leur matière… Il y eut des êtres suffisamment stupide pour les récolter, les amasser en une hâte qui ne pouvait faire qu’écho au projet suicidaire de se retrouver au coeur d’un affrontement d’une telle envergure. Mais ils parvinrent à accomplir leur sale besogne. Ils acquièrent alors l’un des objets les plus légendaires du marché noir des bas-fonds infernaux, connue sous diverses noms : Ichor de Rage, Once de chaos, Tue-Malin ou même encore Breuvage d’Adieu. Quelques gouttes de sang d’un être qui pouvait sûrement réduire les mondes en esclavage. Quelques gouttes du sang du mentor, grand-père, membre de famille le plus proche de l’actuelle Exécutrice des Enfers : Keleth.
Autant dire que l’Archi-démone avait depuis longtemps fait le choix de faire de cette affaire un objectif personnel. Elle respectait l’Ancien comme nul autre, aussi voyait-elle désormais dans l’existence de ce breuvage, vendu contre des fortunes que nul être vivant n’aurait l’audace d’imaginer, une hérésie et un outrage qu’elle ne pouvait laisser impuni. Si il s’agissait du sang de son parent, elle avait surtout fait le choix de le voir comme un objet impie qui méritait la destruction la plus simple et immédiate. Il ne s’agissait pas tant là de son devoir d’Exécutrice que celui de descendante directe : Cette potion infâme devait disparaître, être transportée le plus loin possible de la moindre convoitise, et foutue sous scellée au même endroit où se trouvait désormais l’Ancien, à savoir le coeur de la plus gigantesque des prison ésotérique jamais produite pour un être démoniaque. Et que l’ombre maudite de ce tout-puissant démon soit bien la dernière chose que les quelques pillards trop cupide rencontrent, Keleth n’en avait cure. Nul n’avait le droit d’en posséder la plus petite des gouttes.
C’est ainsi que la femme passait parfois des semaines à la recherche d’une de ces fioles remplie de sang. Rare étaient les véritables ‘Breuvage d’Adieu’, beaucoup de démon cherchant surtout à confondre les plus faibles représentants de ce monde infernal afin de leur vendre un mélange odieux les rendant malade pour une décennie contre un prix monumental. En revanche, de manière quasiment inexistante, l’Exécutrice entendait parfois parler d’une occurrence, d’un court instant, parfois de rumeurs qui l’amenait à découvrir l’une de ces légendaires fioles emplie de sang. Par deux fois, elle les avait récupérées. Et par deux fois, elle avait manquée découvrir l’étendue de la toute-puissance conférée par ce liquide impie, ne manquant pas pour autant de s’en sortir à grand renfort d’expertise dans son domaine martial, et d’une belle part de violence aux proportions titanesques. Depuis maintenant plus de cent-vingt ans, elle n’en avait plus entendue parler, et avait ainsi commencée à croire que les autres contenants étaient déjà aux mains de démons collectionneurs, voyant en ces objets une valeur de prestance et de supériorité notoire sur d’autre nobles du monde infernal, voire parfois sur les membres même du conseil des Archi-Diables. Grand mal lui en fut quand elle découvrit, il n’y a pas moins de deux semaines, que l’une de ces légendaires boissons étaient depuis peu entre les main de Rebiusz le dément, un marchand humain qui avait tant et tant pactisé avec les démons que nombreux se disputaient encore son âme sans jamais savoir qui l’emportera un jour.
Pour la démone, cette affaire d’appartenance d’âme n’avait point vraiment d’importance, mais sa prétendue marchandise était autrement plus dérangeante. Elle se devait non seulement de vérifier la véracité de ces rumeurs, mais surtout se préparait déjà à transformer le contrevenant d’une manière qu’elle seule était encore capable d’appliquer : une torture infinie, lente et douloureuse, au bout de laquelle l’être infâme allait bien sûrement finir entre les griffes de l’Ombre, ultime forme d’existence de l’Ancien, chose indéfinie qui déambulait sans but au coeur de la zone où était désormais scellée l’entité autrefois si lucide. Elle organisa donc avec précaution son passage, ne voulant pas perdre l’occasion en or qu’elle avait de peut-être, une nouvelle fois, éliminer une autre de ces fioles maudites du marché noir. Cela fut relativement simple pour elle, et elle obtint rapidement un lieu et une horaire précis où se devaient de survenir un échange de bons procédés dans lequel la fiole devait être échangée. Autant dire que la patience avec laquelle elle dût composer pour ne pas tout simplement se présenter, dans toute sa supériorité, afin de massacrer l’ensemble de ses suspects et récupérer l’objet de son obsession sur leurs cendres, fut passablement peu appréciée. Mais elle ne jeta pas l’ensemble de ses chances aux oubliettes pour une affaires de jours, puis d’heure. Elle attendit l’instant exact de l’accord commercial. Qui était l’acheteur ? Elle ne le savait pas, mais elle ne comptait pas le laisser partir sans le mariner un minimum. En revanche, connaissant déjà le vendeur, elle se fit une joie de lui apposer une marque de chasse, s’assurant par la même de pouvoir aller le cueillir sans souci une fois cette affaire réglée.
C’est ainsi que la démone passa ses dernières heures de préparations dans une certaine montée de pression incontrôlable… Avant de finalement tendre la main pour ouvrir l’un de ses portails de poursuite, puis de s’y engouffrer, traversant les plans infernaux… Pour enfin aller à la rencontre de sa cible.
- - - - -
L’Exécutrice apparut de nulle part, et son arrivée ne manqua pas de provoquer un émoi particulièrement visible, ainsi qu’audible, à tout ceux qui n’avaient pas suffisamment de puissance pour identifier celle qui venait de se téléporter. Certains gémirent, d’autres encore plus lucide entamèrent immédiatement un certain repli stratégique, se frayant un passage, à demi-paniqué, entre leurs confrères pour se terrer dans une rue annexe à la large voie marchande où ils se trouvaient. À la fois si étrangement humaine d’apparence et si éminemment démoniaque dans sa nature, son aura, sa présence, Keleth se laissa doucement tomber sur le dallage depuis le portail qu’elle avait créée pour enfin se rattraper sans un bruit, se redressant de toute sa hauteur avant de couvrir d’un regard rapide l’ensemble des occupants de ces lieux. Certains avaient peur, d’autres priaient pour ne pas être les prochaines têtes coupées, et les derniers avaient déjà entamés de fuir au plus loin que possible. Ce fut d’ailleurs ceux-ci qu’elle voulut entamer d’analyser, mais elle abandonna rapidement cette idée. Non pas parce qu’ils n’étaient pas suspects, ça non, mais plutôt parce qu’elle venait, en l’instant, de poser son regard aux prunelles sombres sur un homme des plus audacieux. Le démon avait la main sur le fourreau, et au creux de ses habits, un étrange objet qui battait presque à l’unisson des battements de coeur de l’Archi-Démone. Le lien étrange, corrompu, mais suave de cette puissance cachée sous quelques fins vêtements ne fut pas non plus pour simplifier le tout nouvel acheteur dans l’éventuelle recherche d’une cachette. Elle le sentait, elle savait où il était, et contempla alors avec un regard de glace l’être qui se trouvait à quelque mètres d’elle sans pour autant s’être mise à bouger.
Il ne pouvait pas l’ignorer, Keleth savait ce qu’il portait sur lui et c’était évident qu’elle était là pour cette raison. Mais pour le moment, elle ne fit même pas mine d’être agressive, du moins si l’on prenait le temps d’ignorer l’écrasante aura meurtrière qui s’échappait d’elle. Non, à la place, elle prit la parole avec un ton qui ne laissait aucun doute sur ses intentions : froide, sèche et tranchante, telle les lames qu’elle comptait bientôt utiliser :
«
Sais-tu qui je suis, démon ? »
Avec un peu de chance, sa seule réputation la précédera, mais autrement elle ne pouvait pas du tout être sûre que l’homme en face d’elle puisse imaginer le pétrin dans lequel il se trouvait. À cette distance, elle pouvait dégainer et le trancher sans peine, mais la question était de savoir qu’elles étaient les compétences de cet acheteur… Ou de ce coursier ? Visiblement, l’homme portait le flacon de bien étrange manière, suffisamment pour que l’Exécutrice en vienne à se demander si il était vraiment à l’origine de cet achat. Même si ça n’avait pas vraiment l’air bien important, car elle ne comptait pas changer le sort qu’elle lui réservait malgré tout, cela avait le mérite d’être questionné… Et ce suffisamment pour qu’elle enquille rapidement avec un propos qui n’avait, visiblement, aucune raison d’être commenté ou nuancé :
«
Sois mignon, donnes moi ce que tu caches sous tes frusques, et expliques moi ce que tu fais ici avec un tel objet, avec un peu de chance, ça m’évitera de passer directement à l’étape du découpage. »