Dès que le mot fut passé que le Roi réunissait son armée en sommeil, plusieurs centaines de milliers de pères, de mères, de frères, de sœurs, d’amis et de voisins quittèrent leurs demeures et leurs familles sans même prendre la peine de finir leur repas pour récupérer leurs armes dans leurs caches militaires respectives. L’armée des Trois Royaumes n’existaient pas pour protéger nécessairement les civils, car les civils eux-mêmes formaient les rangs de cette grande armée. Un soldat de carrière était typiquement un homme, ou une femme, qui avait dédié sa cause à organiser ses propres troupes, un officier.
Il y a plus d’une décennie, les armées de la Rébellion avait marché sur les villes des Trois Royaumes. Des hommes armés jusqu’aux dents passaient dans les villages et les villes, tuant, pillant et violant sans qu’un homme ne puisse résister. Et après cette guerre civile, beaucoup de haine, de rancœur habitait le cœur des petites gens, qui ne pouvaient trouver dans les coffres du royaume les moyens de subvenir à leurs besoins. Pendant cette période, Serenos avait personnellement visité chaque village, chaque rassemblement, pour rencontrer de lui-même ceux qui avaient le plus souffert de ce conflit. Rarement avait-il été chaleureusement accueilli, mais lorsqu’il repartait, il laissait derrière lui des armes et des soldats expérimentés pour former les citoyens aux arts de la guerre et du combat, non pas pour conquérir, mais pour se défendre.
Depuis, l’Armée n’avait jamais vraiment cessé de grandir. Les pères et les mères enseignaient l’art de la guerre comme ils enseignaient leur propre profession. Le fils du fermier devint un fermier capable de remettre un brigand à sa place, la fille de la catin devenait la créancière qui ramenait à l’ordre ceux qui s’autorisaient une nuit de passion sans compter payer les frais, et le fils du guerrier devenait le maître d’armes d’un autre village. C’est alors que vint dans l’esprit collectif du royaume la notion d’Armée en Sommeil, ces gens en apparence normaux qui se consacraient à des activités banales, mais qui dans leurs quelques temps libres perfectionnaient leur art, brettait jusqu’aux petites heures du matin pour ensuite retourner à leurs activités.
Les assignations militaires étaient floues, jusqu’au moment où chaque guerrier rencontrait son officier. Les unités, normalement composées de gens du même village et de villages voisins, étaient normalement dirigées par le maître d’arme, qui lui répondait à un lieutenant, qui répondait à un capitaine, qui lui répondait à un Commandant, qui répondait au Général, qui répondait à la famille Royale, et donc, à Serenos lui-même. Toute la coordination de cette armée était exagérément rapide, et instinctive. Les guerriers de première ligne étaient normalement issus de villages miniers et des fermes, où leur force physique était applicable dans une situation comme dans l’autre. Les archers étaient normalement issus des villages forestiers, principalement des chasseurs et des trappeurs, ce qui en faisait également d’excellents éclaireurs.
Les artilleurs et les magiciens étaient rarement des civils, mais bien des spécialistes qui s’engageaient autant dans les arts de la guerre que dans la recherche et le développement.
Et maintenant, tout ce monde, toutes ces personnes normales, venaient de quitter leurs maisons pour se diriger vers l’Est. Certains avaient apporter un paquetage, d’autres des tentes, certains même avaient simplement trainé un… panier.
-VÉRONIQUE! Gronda le Roi.
-Nuuuuh! Fit la demoiselle en se sauvant à toute vitesse, son panier dans les bras, en direction d’une maison.
-Je crois qu’elle a envie de venir, père… commenta Aldericht.
-Pour l’amour du ciel, c’est une Bestiale d’intérieur, pas de guerre, s’agaça le Roi. Qu’est-ce qu’elle croit que je peux bien faire d’elle sur un champ de bataille?
-… Je n’en sais rien, moi. Trouver des os?
Serenos figea un moment sur son cheval, avant de tourner le regard vers son fils. Des os. Dans un combat contre des nécromanciens.
-Tu te trouves malin, hein? Ronchonna le maître des Trois Royaumes.
-Très, rétorqua le fils avec un sourire satisfait.
Un rictus amusé se dessina sur les lèvres du Roi. Néanmoins, il ne pouvait se permettre de trainer la demoiselle sur un terrain aussi dangereux. Certes, par le passé, ils avaient vécu des situations extrêmement dangereuses dont, assez étonnamment, elle s’est sortie parfaitement indemne, alors qu’il avait passé des jours sous les soins d’un guérisseur pour se rétablir de ses innombrables blessures. C’est juste que maintenant, elle avait beaucoup grandi, et sans vouloir dire qu’elle avait aussi grossi, elle était au moins plus difficile à rater pour un magicien ou un archer. Quoiqu’elle semble être capable de passer parfaitement inaperçue, même devant des gardes pourtant vigilant. Cela dit, il préfère quand même la garder au loin. Il n’est jamais bon d’abuser de la chance.
***Quatre mois plus tard***
-En voilà un…
Accroupi dans un flanc de colline, dissimulé derrière un sort, le Roi concentra sa vue perçante sur une forme, au loin, qui venait d’émerger d’une ruine.
Il n’y avait pas de terme plus exact que celui d’Abomination pour décrire ce qu’il voyait. Une créature de deux mètres et trente, à priori. Sa chair était grise, putréfiée, et il n’avait aucun mal à imaginer les mouches qui devaient l’accompagner où qu’elle aille, ni les asticots qui devait festoyer sur ses tripes à l’air libre. Un amas de chair, comme si quelqu’un avait cousu des bouts de cadavres pour en faire un golem de chair. Poser les yeux sur ce monstre aurait retourner l’estomac de n’importe qui. Mais pas Serenos.
-Ce monstre a été créé il y a moins d’une semaine, commenta le Roi.
-Vous croyez, père?S’informa Grymauch, son premier fils, les bras croisés.
-Je ne suis pas un expert en ce qui concerne la putréfaction et la décomposition, mais je sais reconnaître un corps dégradé. Ces monstres sont faciles à réanimer, mais leur maintien doit être un enfer. Tout au plus, sans un cadavre frais de temps en temps, ils se fragilisent après un ou deux mois.
-Nous en avons aperçu beaucoup…
-Ce qui veut dire que qui que ce soit qui s’est emparé des lieux n’a pas l’intention d’en partir. Nous n’avons subi aucun raid sur nos frontières, donc ils doivent s’approvisionner au nord, ou au nord-ouest.
-Les ruines s’étendent sur des kilomètres sous la terre. C’est impossible de deviner combien d’effectifs l’ennemi possède!
-Assez pour se défendre, pas assez pour attaquer.
Il se redressa.
-Allez.
Il épousseta ses genoux pour en chasser la poussière.
-Tu donneras l’ordre de commencer la marche sur le domaine des Ruines à ton retour. De toute façon, notre ennemi ne quittera pas son refuge sans être provoqué.
-Et vous?
-Je vais aller donner le premier coup de pieds dans le nid d’abeille, bien sûr. Allez, files, mais reste vigilant.
Alors que son premier-né le quittait, le Roi agrippa sa lame dans sa main avant de s’approcher des ruines d’un pas soutenu, mais sans être pressé.
Au début, l’Abomination ne le remarqua pas, ses yeux secs ne pouvant apercevoir clairement une forme éloignée, mais plus il s’approchait, plus elle tentait de concentrer sa vue, les paupières mi-closes par la concentration, avant qu’il ne soit suffisamment près pour qu’elle devine qu’elle avait bel et bien vu un être vivant.
Dans un grand cri, l’Abomination se rua vers l’inconnu, mais avant qu’elle n’ait le temps de poser un premier geste agressif, Serenos leva une main et de sa paume émergea un puissant rayon incandescent qui heurta le monstre en plein dans ses tripes à découvert. Sa chair, vulnérable, ne perdit pas une seconde pour prendre feu, car rien de tel que la graisse humaine pour causer une combustion rapide et, ma foi, très douloureuse.
La monstruosité hurla pendant de longues secondes avant de s’effondrer, consumée par les flammes, et la magie perverse qui la maintenait en vie se dissipa.
Le premier pas de la guerre, c’était tout de même de tenter le dialogue, sans laisser l’ennemi penser une seule seconde que vous êtes faible. L’important, c’était de faire une démonstration de force. La seconde étape, c’était de ne pas mourir dans le processus.
-Je suis le Roi Serenos Sombrechant. Vous vous êtes installés sur ces terres, vous avez tué et capturé mes gens. Ceci est votre seule chance de diplomatie. Qui que soit votre dirigeant, je suis disposé à le rencontrer pour négocier votre reddition et votre départ. Autrement, si vous préférez la manière forte...
Et pour la première fois depuis plus de trente ans, Serenos leva une main vers le cadavre de l’Abomination. D’abord inerte, la créature finit par remuer lentement ses membres, ses yeux vitrés s’ouvrant lentement, alors qu’elle se redressait. Malgré la pratique de la nécromancie, Serenos n’avait pas perdu sa liaison avec les esprits, et la raison de ce contact encore existant est un pacte, une barrière très fragile qu’il se devait de ne jamais franchir, sous peine de l’enfreindre et de ne jamais pouvoir faire rebrousse chemin.
-Je retournerai chaque carcasse de cette foutue tombe contre vous.