Arnaud de Maizière observait tranquillement le papier qu’il avait reçu en prenant un peu de café. L’homme était un duc de Nexus, et n’importe qui le voyant ne pouvait que confirmer cette impression. Arnaud de Maizière était aussi un conseiller royal, qui siégeait au Conseil de Régence, même si, généralement, il déléguait ses fonctions à l’un de ses frères. C’était un bel homme, élégant et cultivé, qui avait brillamment suivi des études de droits et de sciences politiques, ainsi que des cours d’escrime. Arnaud de Maizière régnait sur l’un des grands duchés de Nexus, mais sa famille avait également d’importantes responsabilités dans le Palais d’Ivoire lui-même. C’était l’une des plus importantes familles de Nexus, et de Maizière faisait d’ailleurs partie de l’étroite catégorie des Grands-Ducs de Nexus, un terme officieux pour désigner les plus grands duchés de Nexus, qui avaient tous des terres dans la capitale, et un manoir dans le quartier des Colombiers, le plus riche quartier de Nexus.
C’est lui qui se chargea de la missive envoyée par la compagnie des Bons Filons, une organisation minière qui faisait concurrence avec les mines de Kovar. Kovar arrachait toujours un éternel soupir de lassitude à Arnaud de Maizière. C’était par excellence un nid à problèmes, plus ou moins importants, et plus ou moins durables. La raison en était simple : depuis la guerre avec les Ashnardiens, les Nexusiens avaient réalisé que, si leur marine était superbe, l’infanterie du royaume, elle, devait être sérieusement modernisée. Il s’en était fallu de peu pour que les premières invasions ashnardiennes ne se soldent par l’anéantissement de Nexus. Or, pour faire la guerre, il fallait, non seulement de l’or, mais aussi des matières premières, qui venaient de l’exploitation des gisements miniers, des carrières et des mines. Nexus s’en procurait auprès des nains, mais on ne pouvait éternellement se fier aux nains, leur légendaire cupidité les amenant toujours à embaucher les avocats les plus talentueux pour tenter de remettre en question les accords commerciales, afin d’avoir plus d’argent. Le dire, ce n’était pas un cliché raciste, mais la triste réalité. Cependant, un duc ne pouvait pas le dure, en raison de sa neutralité, et de son devoir de réserve. Arnaud de Maizière le comprenait, mais il savait qu’on ne pouvait pas faire confiance aux nains. Ce faisant, la seule autre alternative durable était de faire soi-même les matières premières dont on avait besoin. Rejoignant Ronald Langley, Arnaud de Maizière avait déjà essayé de faire voter une ordonnance qui, en prétextant l’état de guerre, aurait contraint les guildes et les sociétés à être nationalisées, mais la culture du droit privé était trop fortement ancrée à Nexus pour que cette ordonnance fonctionne.
De Maizière était en charge de toutes les demandes concernant Kovar, au sens large du terme, car il était intègre. D’une honnêteté sans faillir, qui l’amenait autant à critiquer la Reine de Nexus qu’à la soutenir. Et Arnaud de Maizière était un homme puissant, issu d’une famille puissante. Il avait été l’un des rares à critiquer la volonté de Liam et de Nöly de supprimer l’esclavage, non pas parce qu’il approuvait cette pratique, mais parce qu’il estimait que son abolition aurait de fâcheuses conséquences sur l’économie, et conduirait uniquement les guildes à se tourner vers des formes plus clandestines et plus subtiles d’esclavage, des pratiques qui, sur le long terme, ne contribueraient qu’à diminuer l’efficacité de l’action publique. Aurait-il été moins réservé qu’il aurait volontiers critiqué une action «
populiste », mais il savait très bien qu’en faisant ça, il se rangerait dans le même camp que les esclavagistes et les nobles qui ne pouvaient survivre sans les apports de l’esclavage, ce en quoi il avait tenu d’office à se démarquer.
La société des Petits Filons, pour en revenir elle, demandait de l’aide à la Couronne pour assurer sa livraison. Elle soutenait que ses convois étaient attaqués de manière récurrente, et qu’elle ne pouvait faire confiance au duc de Kovar, qui aurait normalement été, en de telles circonstances, la seule personne responsable. Arnaud de Maizière connaissait cette société, car la Reine en avait entendu parler, et avait indiqué qu’elle ne voulait pas la voir s’écrouler, et avait envisagé l’éventualité d’une enquête pour déterminer l’origine de ses problèmes financiers. Les régents avaient compris l’idée, même si certains avaient encore objecté, dénonçant là une autre manœuvre populiste. La politique ne devait pas être un spectacle permanent où on exhibait quelques Terranides. Il s’agissait de cacher la forêt, rien de plus ! Néanmoins, Arnaud comprenait l’idée, et était d’accord sur le fait qu’il faille soutenir cette entreprise. La question avait été débattue de savoir s’il fallait lui octroyer une aide publique, en partant du principe que la société était dirigée par des Terranides, mais la plupart des conseillers avaient rejeté l’idée, et même Elena avait admis que ce n’était pas la solution idéale. Elle avait donc trouvé une autre alternative, en passant commande auprès de la société.
En retour, la société avait accepté, mais leur avait indiqué qu’elle se faisait attaquer... Et, si elle n’avait pas demandé la protection de sa seigneurie, c’est que sa dirigeante, Nyala, devait soupçonner que les attaques de brigands étaient liés à Kovar. Une accusation grave, en raison de la puissance importante des Kovariites, mais, comme toujours, de Maizière était un homme intègre.
On informa également de Maizière que, suivant cette idée, Nyala avait demandé le recours à un inspecteur royal, afin de se renseigner sur ces attaques de brigands, ce qui était une manière à peine voilée d’accuser le duc de Kovar, Kovik Kovar. Arnaud réfléchit donc. Les deux demandes se regroupèrent à son bureau pour plus d’efficacité, et il répondit dans une seule lettre :
Chère Madame,
La Couronne a entendu vos demandes, et vous apporte la réponse suivante.
Concernant la demande d’un corps expéditionnaire pour protéger vos convois, il ne nous a pas échappé que la procédure normale aurait été de vous adresser à votre seigneur légitime. C’est ici l’expression du contrat féodal : la protection du seigneur en échange des taxes que vous devez à son encontre. La Cour royale de justice a, dans différentes décisions dont les références ont été indiquées en annexe, confirmé ce principe, en estimant que « la reconnaissance des pouvoirs seigneuriaux fait obstacle à ce qu’il soit normalement dévolu à l’autorité légitime du suzerain au profit d’une autorité supérieure ». Cependant, la jurisprudence de la Cour a également placé comme exception « la possibilité de déférer à une autorité supérieure toute requête qui tendrait à la reconnaissance d’abus seigneuriaux commis par le suzerain légitime ».
Au regard de cette jurisprudence, et de votre seconde demande, il nous est apparu que vous soupçonniez votre seigneur de manquer à ses obligations de neutralité publique, manifestement en refusant de protéger comme il se doit une société minière dirigée par une Terranide. Cette situation ne nous échappe pas, mais vous ne devez, en aucun cas, interpréter la présente réponse comme une mise en cause directe de la responsabilité du seigneur. Nous estimons que vos inquiétudes sont fondées, au regard du climat social difficile qui règne actuellement en notre royaume, et qu’il est du devoir de la Couronne, en tant qu’elle a en charge la protection de l’intégralité de chacun de ses sujets, de satisfaire à votre requête.
Concernant votre demande, il est, de longue date, admis qu’un sujet a le droit d’engager une procédure d’investigation royale à l’encontre de son suzerain s’il estime cette dernière fondée. Nous ne nous y trompons pas quand nous pensons que vous estimez que les vols de minerais que vous soulevez sont directement liés au pouvoir public. Autrement, vous auriez, dans le cas contraire, choisi d’en référer directement à votre bailli. Là encore, vous devez cependant comprendre que nous ne pouvons pas lancer une enquête judiciaire simplement sur la base de soupçons. Il faut, si ce n’est des preuves, au moins des présomptions graves et concordantes. À ce titre, il me semble que la protection de vos convois devrait nous permettre d’en savoir un peu plus sur les commanditaires de ces attaques [...]
Le reste n’était que des remarques de pure forme. Arnaud signa, cacheta, et la Reine, quand elle lut, signa à son tour, confirmant ainsi cette réponse.
Un petit groupe de soldats d’élite fut ainsi envoyée discrètement à la mine en question, se faisant passer pour des voyageurs de passage, cherchant à accomplir des travaux manuels. Leur chef était un bel homme qui s’appelait
Joachim, et qui se présenta à O’kaya Nyola avec une missive royale, attestant ainsi de son identité.
«
J’ai été envoyé pour protéger votre convoi » expliqua-t-il d’une voix calme, ses pupilles jaunes fixant silencieusement la femme.