Parfois, on ne sait pas d'où vient l'inspiration. C'est comme une fulgurance, un trait de génie (enfin ça, pas forcément). Kelsier était du genre à avoir ces idées subites. Il commençait à entrevoir ce que cela impliquait pour lui. En effet, il s'était retrouvé plusieurs fois à pénétrer dans ses tableaux, et par deux fois il avait atterri sur une sorte de Terre différente. La vraie Terre quoi, mais pour un peintre de Terra ne connaissant rien d'autre que son environnement, le choc avait été rude. La théorie la plus probable selon lui - et également selon les gens qui ont beaucoup bu - était qu'il était lié à cet autre monde et que parfois il captait des pensées ou des images en provenance de ce lieu. Lors de ses incursions, il n'avait su dire s'il s'agissait d'un lieu imaginaire ou pas. Et si c'était seulement son cerveau qui créait tout ce qu'il voyait, et qu'il planait comme sous l'effet de champignons hallucinogènes ?
Pour l'instant, il laissait de côté les questions métaphysiques qui parfois le taraudaient. Ca n'était pas le moment, c'est tout. Bien sûr, il n'avait jamais vu ce qu'il peignait actuellement. Il y avait une raison simple à cela, c'est que sur tout Terra, on ne trouvait pas ce genre de pièce. Il avait eu la vision de ce lieu deux nuits auparavant et forcément, comme après chaque vision, il lui venait l'envie irrépressible de peindre la scène. Il avait un souvenir du détail qui frisait l'inquiétant : même pour lui, ça en était troublant. D'où sortait-il ces couleurs, ces objets et même ce lieu ?
Au crayon tout d'abord il avait esquissé les contours du tableau. Des lignes fines et droites, bien trop parfaites pour être d'ici. Il y avait bien sûr des palaces qui pouvaient approcher cette perfection, mais les machines modernes ne se rataient jamais ou presque. Ici, dans ce tableau donc, rien n'était laissé au hasard et tout était droit, carré. La pièce était claire et une large baie vitrée donnait sur la ville. Le soleil brillait et de part l'angle de vue des immeubles, la pièce devait se trouver en hauteur, peut être à quatre ou cinq étages. D'un côté une porte donnait sur on ne sait où. Là, l'imaginaire reprenait le dessus et le spectateur se devait d'imaginer la suite. A l'opposé, un mur gris clair était orné d'un tryptique miniature et représentant des courbes fantaisistes. En dessous, sur un meuble bas dans le même ton que le mur, on trouvait un objet assez large et imposant, noir. Kelsier n'avait aucune idée de ce dont il s'agissait, c'était tout simplement un écran plat. Mais quand on en a jamais vu, difficile de le nommer.
Entre les deux côtés opposés de la pièce, on trouvait trois canapés : un long et deux plus petits pour une personne. Les trois meubles en gris perlé de violet étaient autour d'une table basse transparente. Au dessous un tapis rappelait la couleur des sièges. Il avait ajouté des détails, sans réellement savoir à quoi ils servaient. Autant le verre sur la table oui, mais l'objet noir à coté, un téléphone, il n'avait aucune idée de l'utilité. On retrouvait aussi une télécommande, un interrupteur sur le mur près de la baie vitrée. Bref, rien qui ne l'inspire vraiment. Mais après presque deux jours de travail, il venait à bout de cette peinture qu'il avait complété à l'aquarelle après le crayon.
Jaugeant son travail d'un oeil sérieux et critique, il pensait être parvenu à rendre aussi fidèlement que possible sa vision. Et forcément, l'envie de toucher la toile se faisait sentir, pour voir s'il y avait "quelque chose" derrière. Les doigts touchèrent la peinture encore fraiche, mais cette dernière ne se déposa pas sur ses doigts, car ces derniers traversèrent le tissu. Seulement, il y eut un mouvement à la lisière de sa vision, de l'autre côté du tableau. Avait-il rêvé ? Il recula afin de mieux voir.