Il commençait à faire sombre dans la demeure, pas vraiment la lumière idéale pour peindre. Seulement Kelsier s'était lancé dans son tableau depuis plusieurs jours, et il en voyait enfin la fin, si l'on peut dire. D'où tenait-il cette idée ? Il ne savait pas, de son imagination débordante ou de personnes et de lieux croisés dans sa vie. Rien n'était vraiment réaliste, tout en ayant une part de vrai. Il se laissait guider par son imagination, par les émotions que lui transmettaient le tableau au fur et à mesure qu'il le remplissait.
Il avait début par un fond. Une cathédrale ? Un édifice religieux ? Difficile à dire, en tout cas on apercevait pas le plafond, et les murs de pierre semblaient partir à l'infini. Au sol, un dallage simple, comme abîmé par le temps. Il était resté dans la finesse, et dans des tons exclusivement de gris. Du blanc et du noir, rien de plus jusqu'ici. Peu porté sur les idées morbides, il avait pourtant dessiné un premier corps au sol. Aucune idée de la signification, mais quelque chose le poussait à le faire. Toujours en noir et blanc, il rajouta juste une touche de rouge, afin de symboliser le sang qui s'échappait de la blessure au flanc de cet inconnu. Enhardi par ce début, il avait ajouté plusieurs autres corps exangues au sol : des armes abandonnées près des cadavres, et toujours le seul sang en couleur sur cette toile.
Une journée, voilà le temps que lui avait pris cette esquisse. Il savait qu'elle n'était pas complète, mais il devait y réfléchir. La nuit fût agitée, il rêva sans parvenir à se souvenir de quoi. Le lendemain, il continua, rajoutant des détails, puis il entama l'esquisse de deux jeunes femmes, prenant le centre de la scène. D'abord les courbes, la position, le jeu de regard. A ce stade, elles paraissaient clairement responsables de ce massacre, et elles en sortaient victorieuses. Il partit se coucher en se posant de nombreuses questions sur ces "jumelles". Oui, il avait dessiné un visage identique aux deux femmes du tableau. S'agissait-il d'une femme qu'il avait croisé et dessinait inconsciemment ? Il n'aurait su dire.
Le troisième jour, après moultes hésitations, il se décida à colorer les deux jeunes femmes ainsi qu'à arrondir les formes, les rendre plus féminines. Une certaine obscenité et gêne sortaient de ce tableau : deux femmes nues, au milieu de ces hommes morts ... Lui même ne connaissait pas le sens, et il peinait à en trouver un. Il ajouta ... Des ailes. Pourquoi ? Et pourquoi pas ? De grandes ailes, comme si elles étaient des anges. Déchues ou non, peu importait, en tout cas elles ne donnaient pas une impression de pureté.
A présent, après quatre jours à oeuvrer sur cette toile, Kelsier hésitait. Que restait-il à rajouter ? La toile lui donnait une impression de profondeur troublante, comme cela arrivait parfois dans certaines de ses oeuvres. Généralement celles avec un côté surnaturel ... Il finissait quelques contours, nuançait une couleur. Les demoiselles captaient toute l'attention et toute la couleur du tableau, si bien que leur profondeur en était exacerbé. Non vraiment, il ne voyait pas ce qu'il pouvait ajouter, le tableau était parfait tel quel. Il prit une plume, et signa à l'encre l'angle droit de son tableau de son nom.