Il n'était pas rare qu'Archie reste plusieurs heures après la fin des cours, dans la bibliothèque du lycée. En fait, c'était presque systématique. Il n'avait pas d'autre maison que l'établissement scolaire, personne ne l'attendait dans un appartement douillet, personne ne se souciait qu'il mange ou dorme correctement. A peine considéré comme mineur -il suivait les mêmes cours que les élèves de cinq ans plus âgés- et connaissant bien le surveillant des dortoirs, qui pouvait se rapprocher d'un ami, il aurait même eu le loisir de rentrer à l'heure qu'il voulait. Pendant que les autres étudiants étaient hâtivement rentrés chez-eux, faisaient la fête, jouaient aux jeux vidéos, lui lisait des traités de physique quantique et de mathématiques appliquées. Et il était très heureux comme ça : il n'aimait pas beaucoup les foules noctambules.
Pourtant, même une taupe avait parfois besoin de sortir de temps en temps son nez à la surface. Il s'était donc lui-même convaincu de s'offrir quelques heures de détente. Au programme, un corpus choisi de films suédois, la plupart muets, du début du 20e siècle jusqu'aux années 40, suivi d'un documentaire sur la vie et l’œuvre de Victor Sjöström. Voilà, lui semblait-il, un sujet qui méritait qu'on s'y intéresse, pour peu qu'on consacre le reste de sa journée à des activités plus sérieuses. C'est pourquoi, ce soir, il quittait plus tôt que d'habitude les méandres opaques de la bibliothèque, de vieilles VHS sous le bras. A croire que personne n'avait trouvé utile de les numériser. Heureusement, il avait lui-même, à titre d'exercice, réparé un magnétoscope trouvé par hasard à côté d'une poubelle deux semaines avant. Il l'avait laissé dans la salle d'électronique, certain qu'on ne trouverait pas d'intérêt à lui voler une telle antiquité.
L'adolescent montait alors, presque joyeusement, des escaliers que personne, à par lui, ne devrait emprunter à cette heure, en théorie. En théorie seulement, puisque à peine eut-il gravit quelques marches qu'il entendit des pas rapides retentissant sur le sol. Considérant le son et le rythme de la course, Archie pouvait conjecturer qu'il s'agissait d'un individu, assez léger, mais dont les souliers frappaient le plancher avec une certaine ardeur. Il se figea, restant au coin des marches, bien décidé à ne pas croiser qui que ce soit. Hélas, quand le bruit d'une chute lui parvint, il ne réussi pas à refréner un comportement altruiste. Squall, le gardien des dortoirs, en avait fait de même pour lui, il devait prendre exemple. L'inconnu avait peut-être besoin d'assistance.
En s'approchant, le jeune garçon se rendit vite compte que l'inconnu était en réalité une inconnue. Cela renforça encore sa méfiance. Les femmes, dans ce lycée, étaient à ses yeux particulièrement dangereuses, et cela n'avait rien à voir avec du sexisme. Nombre d'entre-elles étaient affiliées au Cercle, un club agressif, dont malgré sa télépathie, il peinait encore à déterminer l'influence. Il n'était sûr que d'une chose : celle-ci était colossale. Qu'il ne réussisse pas à enquêter efficacement sur ce gang, dont la plus nuisible des activités principales était le viol de masse, le rendait très inquiétant.
Entendant la fille qui venait de tomber rugir, s'énerver contre il ne savait quoi, le destin sans doute, Archie fronça les sourcils. Non, il la reconnaissait. Il ne lui avait jamais parlé directement, ni même discuté d'elle, ou s'y être intéressé d'une quelconque façon. Néanmoins, les bruits de l'école, qu'il entendait malgré lui sans physiquement pouvoir les oublier, faisaient le travail de recherche pour lui. Et il était à peu près certain d'une chose, c'est que les membres du Cercle n'étaient pas, dans leur vie publique, des marginales. Elles étaient souvent du genre populaires, bien maniérées et appréciées, tout l'inverse de celle qui se trouvait devant lui. Ou du moins, de ce que sa réputation véhiculait à son sujet, et qu'elle semblait vouloir confirmer sa fureur. L'adolescent, étrangement légèrement apaisé par ce comportement pourtant violent, n'en restait pas moins suspicieux. Sous une pseudo-folie pouvait se cacher des talents surnaturels. Il n'aurait pas été étonné de découvrir une loup-garou débarquée d'on ne savait où.
Le jeune garçon, pour être bien sûr qu'elle ne constituait pas un danger, pénétra dans ses pensées superficielles... et ne découvrit que le chaos. Elle ne donnait pas l'impression de réfléchir de manière linéaire, et lui renvoyait des signaux confus, parfois contradictoires. Rien de simple à interpréter, et pourtant, l'anarchie de son esprit lui rappelait les rares moment où, lui-même, perdait le contrôle de ses implants, de son pouvoir. Dans son propre cas, tenter une interaction n'aurait servi à rien. Il n'était pas impossible qu'il en soit de même pour l'étudiante en crise, cependant n'avait-elle pas, elle, presque un kilogramme de composés métalliques intégré à son cerveau. Il ne coûtait pas grand-chose de tenter de l'aider.
Il s'approcha, un pas après l'autre, tendant une main un peu hésitante pour l'inviter à se relever.
-Amaluna, tout va bien. La lumière ne te veut aucun mal, elle ne veut de mal à personne. Le monde n'est pas contre toi. Mais essaye de te calmer, s'il te plaît, fit-il, jouant la sérénité et puisant dans les rares idées vaguement cohérentes qu'il avait pu capter.