La guerre est beaucoup plus efficace lorsque l’on n’est pas abruti par des idéaux de morale et d’éthique. Denna regardait avec un intérêt de circonstance, les bataillons numéro douze et treize qui s’enfonçaient dans la petite bourgade en contre-bas de la colline. La taille de l’armée d’Ashnard était telle que l’infanterie, en formation arc de cercle, englobait presque la moitié de la ville avant même d’y entrer. L’art militaire des rangs droits et impeccables avait tenu jusqu’aux limites des premières chaumières mais la perspective des pillages, du sang et des viols était rapidement montée à la tête des soldats. Ils se déversaient maintenant dans les rues, criant à tue-tête et fracassant les portes des maisons qui se trouvaient sur leur chemin.
Bientôt, des débuts d’incendie commençaient à libérer quelques volutes de fumée noir qui n’allaient que grossir jusqu’à ce que le village ne soit qu’un immense brasier de sang et de souffrance. Denna se mit à se désintéresser des hurlements et des cris de guerre qui s’élevaient en contre-bas. Elle commença à s’agiter sur la selle de son hongre, signe qu’elle s’ennuyait ferme, et jetait parfois quelques regards furtifs à son souverain qui était à la tête d’une armée bien plus impressionnante et bien plus élégante que celle qui s’était jetée sur le village sans défense. En effet, ce n’était que des auxiliaires ; des fermiers, des esclaves ou des parias enrôlés de force dans la glorieuse armée d’invasion que l’empereur avait créé pour annexer le pays de sang. Un surnom donné à cause des étendues de landes rouge sang qui s’étendaient sur la moitié du territoire. Il avait bien sûr un autre nom mais le langage barbare utilisé par les natifs était trop rugueux dans les gorges ashnardoises pour être prononcé.
La stratégie est assez simple. Le pays de sang est une grande étendue de landes dont la monotonie était brisée par des hauteurs abruptes, infranchissables à moins que l'on ne connaisse les défilés. Ce problème a été réglé depuis longtemps en capturant des indigènes qui ont gracieusement fait partager leur savoir avec les éclaireurs de l’armée. Mais cela n’empêcherait pas les forces ennemies de débouler de ses passages pour fondre sur les rangs d’Ashnard. La stratégie de l’exode était donc un bon moyen pour palier au problème. Il s’agissait simplement de montrer à quel point Ashnard était sans pitié face à la population en rasant des villages entiers et en laissait la panique se propager chez les villageois. L’exode commençait alors. Toutes les familles se pressaient sur les routes avec leurs chariots et progressaient lentement pour aller se terrer dans leur capitale. Ce flot incessant de réfugiés gênait la progression des renforts qui peinaient à venir stopper l’invasion ashnardoise. Une stratégie brillante qui ne pouvait en aucun cas sortir de l’esprit d’un vertueux imbécile.
En temps de guerre, Denna et ses sœurs servaient à soutirer rapidement des informations aux commandants ennemis capturés. Toutefois, à ce niveau-là de la guerre, la jeune fille ne faisait que remplir son rôle par défaut, c'est-à-dire, protéger l’empereur même si l’utilité, face à une bande de fermier armée de fourches, était hautement discutable. Mais alors que Denna ruminait dans son coin, elle vit un vieil homme en manteau blanc apparaitre à la limite de la ville. Comment avait-il réussi à survivre alors qu’il se présentait à l’endroit où l’armée était entrée ? C’est un mystère. Pourtant, il se tenait là, en contre bas de la colline, entre le village et l’armée régulière du roi. L’homme semblait inoffensif mais il y avait quelque chose que Denna n’appréciait pas dans son regard. D’un coup de rêne, elle fit pivoter son destrier et le fit galoper vers le roi pour prendre position près de lui. En bonne esclave qu’elle était, elle prit le temps de se fendre d’un salut appuyé. Normalement, elle aurait dû se coller le front contre le sol, à genoux devant son seigneur, mais en temps de guerre, les marques d’humilités étaient moins soutenues pour des raisons évidentes d’efficacité.
Pendant, ce temps l’air commençait à onduler autour du vieillard, et ses lèvres bougeaient comme s’il récitait une litanie obscure. Une lumière se mit alors à irradier de son corps et le sol fut secoué de tremblements. Malgré ses signes peu rassurants, Denna arborait un sourire ravi. Elle avait sans doute trouvé sa nouvelle occupation car si ce petit bout d’humain avait l’audace de lancer un sort sur l’armée, l’empereur allait peut-être le confier à ses bons soins. Mais tout d’abord, il s’agissait d’arrêter cette magie ridicule. En effet, une onde de choc remontait le long de la colline et se ruait sur le gros de l’armée impériale. L’énergie déchainée était terrible mais la magie de l’empereur qui animait le propre pouvoir de Denna l’était également. Et de toute façon, elle n’était pas seule. Les mages d’Ashnard commençaient déjà leurs incantations pour stopper cette attaque magique. La Mord-Sith toujours confiante tendit le bras, prête à toucher et à prendre possession du sort qui se dirigeait vers son souverain, lorsque enfin, elle sentit la magie entrer en contact avec elle dans un vrombissement furieux. Le temps s’arrêta pour la jeune fille et elle libéra un peu de son don dans le cataclysme de magie qui lui effleurait le bout des doigts. Tel un serpent, il remonta le flux, discret et agile, pour aller distiller son venin dans la source et prendre possession de cet incroyable pouvoir. Seulement le serpent mordit dans le vide… Il n’y avait pas de source. Denna comprit, lorsque la déflagration l’engloba, que le mage s’était suicidé avec son sort… Elle avait échoué.
* * *
Denna le nez dans la poussière se réveilla en toussant à s’en rompre les bronches. Elle tenta de se relever mais ses sens étaient totalement engourdis. Un choc sourd sur son fessier lui appris qu’elle venait de retomber, mais elle persévéra et fini par réussir à se tenir debout. Sa vision revint en même temps que son ouïe et elle regarda autour d’elle. Le paysage ne lui disait rien et de nombreux soldats étaient inanimés sur le sol. Pourtant, elle s’en fichait éperdument. Ses beaux yeux noisette, complètement affolés, cherchaient quelque chose en vain. A mesure que la panique montait, Denna trépignait sur place comme un claustrophobe qu’on aurait mis dans un ascenseur. Puis, son regard se fixa sur une silhouette et elle ne put s’empêcher de pousser un soupir de soulagement qui se mua en gémissement alors qu’elle se précipitait vers elle. Denna s’agenouilla bien évidement devant son empereur en parfaite santé et ne put s’empêcher d’exprimer son soulagement.
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Majesté, j’ai cru que vous étiez tombé.
Ce n’était pas la meilleure chose à dire devant son souverain mais Denna était tellement soulagé qu’elle prendrait presque plaisir à se voir corriger. Ce qui serait une preuve de plus qu’il est vivant. D’ailleurs la jeune fille ne s’intéressait toujours pas à ce qui l’entourait et attendait simplement que Mordret exprime son mécontentement.