Pendant de longues dizaines de secondes, je me tus, comme si je me contenais, comme si j’éprouvais une gêne terrible qui entravait le libre égrenage de ma parole.
Il fallut finalement assez peu de temps pour que mon interlocutrice entreprenne une chevauchée audacieuse dans le domaine des grandes probabilités religieuses. À sa façon, elle s’improvisait tantôt oracle et interprétatrice des volontés divines de quelques déités orientales, tantôt menaçante matrone mafieuse et volontiers cauteleuse, achevant son monologue empli de gravité sur une question rhétorique lourde d’insinuations et sur une… phrase pas comme les autres. Elle usait du conditionnel pour signaler une menace imminente, celle qu’elle incarnait en tant que baronne du crime dans une démarche probablement intimidatrice.
À la question suivante :
« Est-ce que Li Hua m’impressionnait ? ». Je répondrai par la négative. Elle était certes détentrice d’un capital florissant dans le marché de l’opium, elle détenait un certain sens de la formule, de la gouaille, sans doute un brin d’esprit, un soupçon d’originalité mâtiné d’exotisme, mais j’avais de grandes difficultés à la considérer comme une personne susceptible de me nuire à l’instant présent, du moins à l’aune de sa petite individualité. En revanche, elle me rappelait, par sa gestuelle, son verbe pompeux, ses manières cérémonieuses, les horribles prêtres hautains et sadiques qui réalisèrent mon éducation religieuse du temps où j’étais orphelin. Aussi charmante soit-elle, cela suffisait à m’horripiler et en l’occurrence, elle se mettait ainsi stupidement en danger.
« Si je souhaitais vous faire du mal, vous ne seriez plus de ce monde à l’heure qu’il est. Ne me parlez plus jamais sur ce ton détestable. Je ne suis pas un chiot, madame Hua, que vous dressez, ou un chien que vous avez surpris en train de pisser sur votre joli carrelage tout de marbre. C’est entendu ? » répondis-je de façon très agressive, piqué au vif, d’une voix qui surgissait du néant où croupissaient mes victimes.
Je fixais ma limite. On me respecte. Point final. La tension montait, puis redescendait, tandis que je marquais un temps de pause opportun. Pour détendre l’atmosphère, je joignais mes doigts graciles avec celles de mon employeuse, appréciant l’onctuosité de sa petite main menue, douce, mais qui avait certainement signé d’un trait de plume tant et tant de fois la perte de bien nombreuses personnes infortunées. En revanche, elle tenait ma main droite et celle-ci fut à l’œuvre lors de si nombreux massacres et d’actes ignobles qu’elle devrait sans doute purifier la sienne si sa ferveur religieuse détenait encore de l’importance, vu le cours de son existence. Madame Li Hua pouvait alors sentir une main baladeuse qui… Non, je plaisantais. Je me contentais simplement de l’étreindre par la taille, lui soufflant au visage un zéphirin de fraîcheur pour lui remettre les idées en place, alors que seulement quelques centimètres séparaient nos lèvres acerbes.
« Quant à vos dieux indigènes pathétiques, soyez sérieuse, ils ne seraient que d’un médiocre recours s’il me venait la folie d’écourter vos jours, ajoutai-je, rassénéré.
D’ailleurs, je n’apprécie pas qu’ils viennent se mêler de nos affaires, tentant d’installer la discorde au moment précis où nait une communauté d’intérêts entre vous et moi. Ils ont commis une grave erreur. Ce n’était pas prévu, mais j’entends leur infliger une sanction à la hauteur de cet affront, avant de toucher mon paiement. »Je m’extirpais de l’étreinte ainsi faite pour me diriger vers cette statue à la tête humaine et au corps de loup, avant de pousser un rire défiant, irrévérencieux, de pure provocation.
« Et non seulement, vous m’aiderez à venger cet affront, mais vous en redemanderez, vous en tirerez une grande jouissance. Autant que moi, sinon bien davantage, pour percevoir les nombreux bienfaits que je projette vous procurer en échange de votre occulte collaboration. »
Je me retroussais les manches, puis je sortais un couteau en forme de kukri. Hilare, cédant à mes plus bas instincts désacralisateurs, je me taillais une veine et la giclée sanguine qui s’ensuivit aspergea une bonne partie des idoles ici présentes, dont les traits furent méconnaissables sous l’effet de mon acidité sanguinaire, plongeant la pièce dans une ambiance viciée où de magnifiques mélopées lucifériennes remplacèrent prestement le misérable concertos de craquements et de bruits sourds que les pathétiques Kamis s’efforçaient de produire, dans la déliquescence de leur agressivité passive. Les bougies disséminées ci et là s’enflammèrent à une vitesse plus qu’héliogabalique, sans jamais s’éteindre, sans jamais se consumer, alors que les fragrances de l’opium s’intensifièrent, ce qui jouera sans doute un rôle déterminant dans notre commune désinhibition, moi et Li Hua. La drogue sapant notre rationalité, libérant nos pulsions latentes.
Je me réjouissais intérieurement, personne n’oserait interrompre ce manège auquel nous nous adonnions. Levant mon index vers le sommet du plafond, j’ordonnais par la présente aux entités extérieures réunies ici-bas d’ériger un manteau de planches de bois au niveau du mur de la batisse qui faisait face à nous qui s’embrasèrent pour former ce symbole strié par les flammes.
Une voix inhumaine surgit au milieu des décombres, après l’écoute de mon appel, un appel fait dans une langue désarticulée, gutturale, sans commune comparaison avec les langues terriennes. L’influence écrasante de ce Dieu des passions inassouvies réduisit à néant la pathétique emprise des Kamis en ce lieu.
« Madame Li Hua ? Alors ? Qu’attendez-vous ? Approchez, approchez donc… Mettez-vous à votre aise. Dans cet autel dédié à Sanghin, vous ne serez jamais aussi bien écoutée durant vos prières… »Les températures excédaient le seuil du raisonnable, si bien que je me dépouillais de mes vêtements superflus pour assumer mon corps glorieux, mon animalité sensuelle et impulsive, sans aucune gêne par rapport à ma cliente dont je suspectais de ne même pas porter de sous-vêtements. D’une voix taquine et facétieuse, j’ajoutais même :
« Oh, allez, plus vite, il est temps de réaliser ton catéchumanat, ma fille. Approche donc, ta communion t’attend. »Sans même m’en rendre compte, je la tutoyais. Après tout, sous l’œil libidineux et retors de l’auguste divinité Sanghin, nous sommes tous égaux.
Au milieu d’un écran de vapeurs cramoisies, je lui tendais ma blanche main aux ongles si tranchants, promesse d’une bacchanale sanguinaire.