La dispute fut brève. Une fois de plus, la mère de Kaito sortit de la chambre de son fils en criant que la vie ne se construisait pas en passant ses journées devant l'écran d'un ordinateur. Bien évidemment pensa Kaito, elle occultait les heures interminables passées sur les bancs de l'université à se remplir la tête de sciences modernes. Elle oubliait les interminables répétitions au conservatoire de la FAC auxquelles, très fière de son garçon, elle assistait bien souvent. Elle désapprouvait aussi que son fils travaille bien souvent la nuit dans ce club, même si c'était bien pour les aider eux, ses parents, à financer ses études.
Kaito resta pensif un moment, à se balancer sur sa chaise, devant son bureau. Il venait de réviser ses tablatures, son examen de première partie de formation arrivant bientôt à échéance. Attaché aux traditions de son pays, il avait décidé il y a quelques années déjà d'apprendre à jouer du Shamisen, ce long luth japonais à trois cordes. Il l'avait même adopté comme instrument principal pour son option musique à l'université. Peu de jeunes aujourd'hui maitrisant l'art du luth, chacune de ses prestations attirait un grand nombre d'observateurs et de curieux, souvent nostalgiques de ces arts un peu oubliés. Autant dire que le jury qui le noterait d'ici un mois serait constitué de maitres luthier et de professeurs confirmés. La pression était forte et Kaito, rien qu'a y penser, eut une bouffée de chaleur. Mais impossible de répéter à la maison avec ses parents sur le dos. Il faisait beau, c'était le printemps, l'air se réchauffait après l'hiver exceptionnellement rude que Seikusu venait de passer. Un rayon de soleil frappa la fenêtre avant d'inonder la chambre d'une lumière chatoyante. Kaito pris sa décision. Il passerait ce samedi dehors, au calme, loin de ce cercle familial un peu trop présent. D'un naturel calme et posé, il appréciait les endroits qui correspondait à son tempérament. C'était décidé! Il ferait d'une pierre deux coups et irait jouer du Shamisen au temple Shinto du centre ville.
C'était un espace dédié à la méditation, à l'architecture traditionnelle sobre. Le temple était isolé dans un bois entretenu, sur une hauteur surplombant la ville. Généralement peu visité à cette heure-ci, c'était le moment idéal pour s'y rendre. Kaito enfila donc un jean délavé, enfila ses sneakers, passa un t-shirt blanc à l'effigie du groupe Band Maid et ajusta la sangle de son étui qu'il prit en bandoulière. Il quitta sa chambre et fonça à l'extérieur en lançant un "Je sors, m'attendez pas pour manger" à ses parents. Il n'abitait qu'à une vingtaine de minutes du parc du temple aussi marcha t'il jusque là, concentré sur les partitions qu'il envisageait d'étudier aujourd'hui.
Arrivé au porche d'entrée du domaine, il repéra une longue procession qui serpentait en silence sur la route menant à l'édifice principal. Mince! C'était raté pour les prières traditionnelles. Qu'a cela ne tienne, Kaito connaissait bien cet endroit. Il y avait un peu à l'ouest de la colline un jardin superbe offrant aux visiteurs un havre de paix et de sérénité. Il s'y rendit aussitôt et en s'approchant, put humer les parfums sucrés des Sakura en fleurs. Le jardin était entretenu de manière à ce que le passant puisse autant se promener et profiter d'un spectacle floral saisissant, que s'isoler dans une alcôve végétale, à l'abri des regards et des bruits environnants. L'alcôve naturelle que choisit Kaito pour s'installer était isolée des autres par un petit ruisseau qu'il fallait franchir un empruntant une passerelle en bois. Là, une haie d'Iris cachait un écrin de beauté digne d'une peinture traditionnelle. Un sakura en fleur, caressé par le soleil printanier, offrait au regard des couleurs blanches et rosés d'une douceur infinie. Sous ses branches basses, un banc en pierre baignait dans un tapis de pétales colorées. Plus insolite, la présence d'une statue d'albâtre représentant un ange aux traits androgynes apportait une touche de mysticisme à l'endroit. L'artiste qui l'avait sculpté devait être dans état de grâce à ce moment là. C'était la première fois que Kaito s'installait ici et il en fut ravi. Souriant à l'idée d'avoir malgré tout un auditeur, le jeune homme adressa à la magnifique sculpture quelques mots de présentation.
Après avoir accordé son instrument avec attention, il entama une ode ancienne et lancinante qu'il maitrisait parfaitement pour s'échauffer. Il s'adonna à sa passion, perdant la notion du temps. A l'issue du morceau, il but un peu d'eau à une source toute proche et s'adressa à l'ange.
"Tu as aimé ? Ce morceau te correspond, figé dans sa beauté pour l'éternité. Que n'es tu libre de pouvoir voler et visiter ce monde ..."
Après quelques instants de repos, il reprit, grattant les cordes du Shimasen avec son plectre en ivoire. Les notes cristallines s'élevèrent en une mélopée entêtante. Quand la fausse note vint briser cet état de plénitude, Kaito tressaillit. La sensation d'échec qui l'envahit le laissa plongé dans une incompréhension totale. Pourquoi cette erreur alors qu'il maitrisait sa partition? Il n'était pas prêt à passer son examen. Le doute s'insinua en lui et un début de panique s'empara de sa condition. Non non non! Pas de ça ici! Il déposa son Shimasen à ses côtés, inspira longuement, expira et tenta de retrouver son calme. Son regard se posa sur l'ange qui le fixait de ses yeux blancs.
"Et toi ? Ne pourrais-tu pas m'aider et m'accorder de ta grâce? Tu es une créature dédiée à la beauté des choses non ? Aide--moi s'il te plaît, je t'en prie, aide-moi!"