Un silence parfait régnait dans le luxueux manoir, la plus luxueuse bâtisse à ce niveau inférieur des Enfers, où habituellement ne résidait que des créatures faibles ou informes. Les deux derniers serviteurs, un démon masculin et l’autre féminin, s’occupaient de jeter les cadavres de leurs anciens collègues dans l’abime jouxtant la demeure. Le corps de l’ancien seigneur, qui déjà se consumait, suivit exactement la trajectoire, restes sans vie qui allaient se réincarner sous une forme plus faible dans un futur lointain.
Ainsi évoluait la hiérarchie aux Enfers. Le manoir était tombé aux mains d’une nouvelle propriétaire, et celle-ci n’avait conservé que les servants à la belle apparence, les seuls qui lui convenait. Naturellement, certains démons se montraient plus éclairés, moins violents, d’autres plus primitifs, et la lutte n’était pas si courante. Mais Desmina était un cas à part. La puissante démone aimait être à la fois cultivée, et intelligente, mais son caractère ne supportait pas la contradiction de ses pairs.
Aussi, lorsque le petit seigneur de ce manoir avait refusé de céder sa demeure à une démone inconnue, surgit des tréfonds des Enfers, sa tête avait immédiatement rebondit sur le dallage de marbre. On ne connaissait plus le nom de Desmina. On ne l’avait plus aperçu depuis des âges immémoriaux, et seuls les démons plus anciens, plus forts, pouvaient éventuellement s’en souvenir. Après tout, elle n’avait plus fait surface pendant très longtemps, et comme elle n’avait prêté allégeance à personne, la démone était passée inaperçue depuis bien des siècles.
« Plus vite le nettoyage. Je vois encore des tâches de graisse sur cette dalle, ne m’obligez pas à vous coller la tête dessus. » Dit-elle sèchement au serviteur.
La pauvre succube légèrement affolée se dépêcha d’apporter à sa nouvelle maitresse le grimoire exigé quelques instants plus tôt. Un ouvrage magique sur la hiérarchie des Enfers, constamment en évolution, mais que le livre était capable de mettre en jour au fil du temps. Desmina avait besoin de se mettre au courant. Elle congédia la servante d’une claque bien sentie sur son postérieur, et s’installa confortablement dans le grand fauteuil noir de l’ancien maitresse de maison.
*Au moins, cet idiot avait du goût, un véritable miracle. Il n’est rien de mieux qu’un peu de luxe pour savourer une tranquillité studieuse.*
Desmina réajusta sa toge noire, un vêtement certes antique mais qui découpait sa silhouette à la perfection, et commença à lire paisiblement. Une paix bien brève pourtant. La démone ressentit aussitôt ce picotement familier, cette légère douleur dans sa chair, comme des aiguilles qui étiraient sa peau. Elle lâcha son livre avec un brin d’agacement, et se concentra pour repousser cette agaçante invocation.
*Quelle plaie, comment est-ce possible qu’il existe encore des invocations à mon nom ? Et parfaitement exécutée avec ça…* Pensa-t-elle, de plus en plus agacée.
Cette invocation avait quelque chose d’étrange, elle le sentait bien. Les démons trop puissants sont rarement appelés, car la tâche est bien trop ardue pour un mortel, et les puissants sont capables de repousser ces formules. Pourtant, que ce soit la formule en elle-même, ou le talent de l’invocateur, Desmina ressentait cette force puissante qui la tirait vers le plan terrestre. Autant y répondre, et régler le problème, pensa-t-elle, ce sera bien plus rapide et moins douloureux.
Sa matérialisation était d’un grand classique. L’irruption d’un démon dans le monde des mortels se caractérisait de toute façon par un inévitable souffle de chaleur, de souffre et de fumée, plus importantes selon la puissance du démon. Autant dire que Desmina ne passait pas inaperçu. Son corps toujours drapé de cette toge fendue au niveau des jambes apparu au niveau d’un épais brouillard sulfureux, sa chevelure couleur lave flottant sous la lumière de la lune.
De prime abord, Desmina ne répondit rien. Elle chassa la fumée d’un geste de la main, notant toutefois la politesse judicieuse de son interlocutrice qui s’avançait pas à pas vers son cercle. La démone jeta un œil expert sur ledit cercle : celui-ci était parfaitement bien tracé, et lui interdisait toute sortie, servant aussi bien de point d’entée que de protection. Puis ses pupilles incandescentes se portèrent vers son invocatrice, et ses paroles éveillèrent une lueur d’intérêt dans ses yeux.
*C’était dont ça, cette puissance, une ange déchue. Ce sera certainement une première, même pour moi. Quoique cela peut rapidement devenir amusant.* Songea-t-elle en l’examinant de la tête aux pieds.
La démone déshabillait Melluel du regard, et ne s’en cachait nullement. Après tout, cela confirmait ses dires, une beauté immortelle se cachait véritablement sous ce visage splendide encadré d'une magnifique noire, couleur que Desmina appréciait particulièrement. Ses courbes affolantes se passaient de commentaire. Gardant le silence malgré tout, Desmina jeta un regard autour d’elle, sur cette boutique plongée dans la lumière lunaire, aux étagères bien remplies. L’ange doit sans doute vivre parmi les humains pour être ici, songea-t-elle.
« Je vois. » Commença-t-elle, sa voix mesurée et légèrement grave pour une femme résonnait dans la pièce. « Dans ce cas, vous allez pouvoir me faire sortir de ce cercle qui m’emprisonne. Ce sera sans doute mieux pour parler sur un pied d’égalité, n’est-ce pas ? »
Une requête qu’aucun invocateur mortel sain d’esprit n’aurait accepté. Après tout, briser le cercle d’invocation sans contrat ni pacte revenait à lâcher le démon dans la nature, et f sur la première personne qu’il trouverait en face de lui. A savoir, Melluel dans ce cas-ci, vers qui Desmina souriait énigmatiquement. Un sourire de confiance ? Il était très risqué de faire confiance à un démon, et surtout à elle qui était réputée imprévisible, mais l’ange ayant proposé un dialogue sans entrave…
« Sans entraves, cela veut dire sans cercle. Même si je sais combien les anges aiment revenir sur leurs paroles sous prétexte qu’ils font le bien. Je me demande si vous êtes différentes de vos semblables… »
Avec un sourire narquois, Desmina croisa ses bras sous sa poitrine. La toge laissait voir l’une de ses jambes décorée de ses magnifiques arabesques noirs, et sous cette lumière, elle avait vraiment l’air d’une créature aussi séduisante que dangereuse. Après tout, rien ne l’empêchait de se jeter sur Melluel, une fois libre, et qui pouvait prédire ses intentions dans pareil cas ?