RéveilLe téléphone d'Akane vibre pour au moins la vingtième fois sous une pile de vêtements épars menant jusqu'à la chambre. D'un pas hésitant, Sakura Kobayashi, son assistante, finit par le dénicher sous une micro robe à sequin et aperçoit le nom du père de sa patronne. Un profond soupir lui échappe puis elle se décide à décrocher : « Téléphone de mademoiselle Akane » énonce t-elle d'une voix neutre et professionnelle. La communication est brève, l'assistante repose le téléphone sur le bar de la cuisine sans que son expression impassible n'en soit troublée même si intérieurement elle n'en mène pas large. Elle passe quelques coups de téléphone puis elle reprend la préparation du brunch post-cuite de sa patronne comme si de rien n'était. La bouilloire s'arrête d'elle même juste avant l'ébullition, un long zeste d'orange est prélevé d'un geste délié avant d'être déposé au fond de la théière en fonte dédiée aux thés verts. Deux clous de girofle ainsi qu'un demi bâton de cannelle ne tardent pas à suivre puis l'eau chaude est versée d'un trait, il ne restera plus qu'à y plonger la boule remplie de Darjeeling de printemps. Après un regard furtif aux vêtements qui jonchent le sol, elle ajoute une troisième tasse de porcelaine sur le plateau avant de se diriger vers l'arène.
Avec mille précautions, Sakura ouvre la serrure sans le moindre bruit et se dirige silencieusement dans la pénombre. Le plateau est posé sur le bureau, un léger ronflement couvre le ronronnement du moteur des volets qui dévoile une vue à couper le souffle sur la ville. L'assistante découvre un enchevêtrement de corps sur le lit king size. Elle repère Akane à ses tatouages et lui secoue délicatement l'épaule. Elle doit insister longuement avant d'obtenir autre chose que des protestations sous forme de gémissements. Au bout d'une éternité, la jeune femme finit par émerger, pestant mentalement contre le soleil printanier qui inonde la chambre d'une lumière vive. D'humeur massacrante, les yeux résolument clos et les dents serrées pour ne pas aboyer sur l'inopportune qui la tire du confort moelleux du sommeil, la brune s'extirpe péniblement des bras musclés d'un inconnu qui, si elle se souvient bien, est beau comme un dieu. Elle passe sans ménagement sur le corps inerte de sa colocataire pour atteindre péniblement le bord du lit en essayant d'ignorer le monstrueux mal de tête qui l'étreint.
Dédaignant la tasse tendue par son assistante, Akane se masse les tempes longuement avant de se lever sans prendre la peine de s'habiller et de se diriger mécaniquement vers le salon d'un cuir blanc immaculé où elle prend place telle une reine sur son trône. Sakura a toujours du mal à rester de marbre quand la jeune femme lui impose sa nudité et la tatouée ne manque pas d'en jouer, juste pour le plaisir de voir ses joues rosir. Son masque de calme et de maîtrise recomposé, la brune tend négligemment la main afin d'y recevoir le sempiternel dossier soigneusement préparé par son assistante. Une seule syllabe franchit la barrière de ses lèvres, tranchante comme une lame.
- Où ?
- Au centre médical.
- Quoi ?
- L'inauguration d'une fondation médicale
Sakura ne prononce pas le mot cancer, il aurait crispé Akane car sa mère y a succombé quelques années auparavant. Pour le reste, celle-ci survole les détails, ne s'attardant que sur les participants, un consortium d'investisseurs dans l'immobilier qui vont ainsi éviter de payer des taxes sur leurs bénéfices tout en renvoyant une image positive. Encore une soirée à devoir jouer à la poupée souriante, assez intelligente pour surprendre, surtout pas trop pour ne pas vexer ces messieurs. La seule consolation qu'elle y trouve, c'est que si elle continue à accepter de représenter la famille Nakamura au cours de ces soirées mondaines, son père ne lui imposera pas de mari. S'il s'y aventurait, bien évidemment elle refuserait mais cela les ferait rentrer en conflit ouvert et elle se ferait déchoir de son héritage, perdant ainsi toute chance de pouvoir un jour diriger leur clan.
Habillage
Son assistante a comme d'habitude prévu tout un programme beauté, Akane n'a plus qu'à se laisser aller dans diverses mains expertes. Sa peau est exfoliée, hydratée, massée, enveloppée, baignée, séchée et maquillée pour redevenir pâle et immaculée, vierge de tout tatouage. Son visage est maquillé de façon discrète et convenable pour une jeune femme de bonne famille. Puis elle se fait habiller, son assistante a choisi un furisode en soie sauvage peint main par un maître au savoir ancestral, illustrant le printemps et l'éclosion des sakuras, orné du dragon symbole du clan brodé au fil d'or. Les diverses couches de vêtements se superposent successivement, la transformant peu à peu en un cadeau sophistiqué. La seule excentricité permise par la « babysitter en chef » sera un col légèrement plus échancré que la moyenne dévoilant sa nuque et même le début de son dos. Enfin, ses cheveux sont emprisonnés dans un savant chignon, décoré d'un ruban de soie rose pâle et d'un peigne en ivoire ayant appartenu à sa mère.
Il ne lui reste plus qu'à redresser le menton pour se donner un air précieux mais de garder le regard vers le sol, afficher un léger sourire timide et surtout, installer le filtre de la jeune fille bonne à marier mais pas trop, pour ne pas créer de vocation parmi les invités. L'équilibre entre les deux est toujours délicat à maintenir, sa présence doit mettre en valeur la famille sans mettre son père en position délicate quant à son mariage. Ils ont un accord tacite à ce sujet, ils ont fait courir le bruit d'un arrangement secret avec une des familles les plus puissantes de la ville sans pour autant la nommer, ainsi les rumeurs ont couru et les ont protégé momentanément de toute proposition mais Akane avançant en âge, ils seront fatalement obligés de négocier prochainement à ce sujet. Heureusement, pour l'instant, c'est son frère ainé Tarō qui fait l'objet de toutes les attentions.
Arrivée
La luxueuse limousine s'arrête pile en face du tapis rouge, un homme en livrée rouge à l'européenne se précipite pour lui ouvrir la portière et l'aider à s'extirper du véhicule, car elle est totalement engoncée dans ses multiples couches de soie. A petits pas mesurés, elle brave la horde de paparazzis déchaînés, osant un furtif sourire dans leur direction avant de s’engouffrer dans le hall. Une nouvelle aile a été construite afin d'y installer un pôle de recherche hyper moderne qui accueillera une armée de chercheurs du monde entier. Il a aussi été prévu tout un étage pour les malades atteints du cancer, de la nurserie à la maison de retraite, tout un chacun pourra y recevoir des soins à la pointe du progrès. Akane suit sagement l'équipe dirigeante qui a réuni les invités ayant le plus investi dans la fondation pour une visite guidée VIP. La jeune femme se fait violence pour ne pas vider d'un trait sa coupe de Dom Perignon rosé. Les discours préformatés s'enchaînent et sa patience s'étiole progressivement. Discrètement, elle arrive à attraper son smartphone et à envoyer un message à sa colocataire et meilleure amie Machiko, absente car sa mère a exigé sa présence aux funérailles d'un lointain parent qu'elle n'a jamais croisé « Au secours, fais-moi kidnapper ! ».
Au détour de la présentation d'une salle de sport, la tatouée aperçoit une terrasse qui pourrait lui permettre de s'en griller une tout en laissant de côté la jeune femme en représentation. Subrepticement, elle se place à la fin du groupe et pendant qu'il quitte la salle, elle se dissimule derrière une machine à soulever de la fonte tout en retenant sa respiration. Les lumières s'éteignent, le silence remplit la salle, elle expire et commence à se détendre enfin. A petits pas, elle rejoint la porte-fenêtre qui mène à l'extérieur. Elle croise les doigts pour qu'elle ne soit pas fermée à clé, elle n'a jamais été douée pour crocheter les serrures, ça c'est la spécialité de Machiko. La porte coulisse sans encombre et la liberté s'offre à elle. Appuyée contre la rambarde, Anake s'allume une cigarette et savoure la première bouffée, les paupières closes, savourant le silence.