Stephen n’aimait pas ce genre de réunions. Presque tous les mois, les nobles affiliés à la couronne de Nexus se réunissaient. Il s’agissait souvent de trouver des solutions aux nombreux problèmes monétaires des familles nobles. En sa qualité, ou plutôt son défaut, de nouveau riche fraichement anobli, le démon ne pesait qu’un maigre poids dans la balance. Même son statut de Duc n’aidait en rien sa cause.
Et, par-dessus le marché, il se moquait éperdument des querelles de simples mortels. Nexus semblait s’effondrer sur elle-même, avec à sa tête une reine incapable de la mener. La jeune femme était, de toute façon, fréquemment absente des délibérations, pour des raisons qui passaient au-delà de la tête du beau diable. A l’ordre du jour était la question d’une demande d’aide monétaire. Demande faite sous l’autorité du Comté de Hillbound.
Hillbound était un des Comtés Nexusiens les plus petits, un des moins commercialement intéressants, mais pourtant un des plus importants. Pourquoi donc ? La réponse était simple, et elle reposait à l’autre bout de la frontière : Ashnard. Hillbound possédait, au sommet de sa colline, d’énormes remparts qui s’étendaient à perte de vue. Son fort militaire était suréquipé, à tel point que l’armée régulière du Comte ne parvenait pas à opérer la base dans son intégralité, sans le renfort des troupes royales ou de mercenaires.
« Le Duché de Northcliff refuse d’apporter le moindre financement aux bordures du Comté d’Hillbound. » Répondit simplement Stephen, croisant les bras. « Les signes d’une attaque Ashnardienne sont inexistants, et je ne tiens pas à débourser de quoi financer les extravagances d’un Comte sur le chemin de la faillite. »
Assis sur sa chaise classique, le démon observa Anders Hillbound, d’un air si antagoniste que le mot « hostile » ne pouvait même pas être employé. Stephen s’était vu confier un Duché situé au nord du royaume, et qui contrastait parfaitement avec le Comté de Hillbound. Northcliff était un duché gigantesque, au commerce florissant, mais à la réputation pourtant peu glorieuse.
Il fallait préciser que Northcliff n’était qu’à quelques miles nautiques de l’archipel de Mélisi, et bordé par les régions impraticables des Montagnes Blanches. Autrement dit, le duché vivait à l’abri de toute attaque Ashnardienne, et ne tirait pas vraiment de gloire dans le conflit éternel entre Ashnard et Nexus, l’armée régulière n’ayant que rarement l’occasion de prendre les armes.
Impossible, même pour l’étrange et démoniaque armée d’Ashnard, de passer les Montagnes Blanches. Et, par-dessus le marché, l’archipel de Mélisi, à la force de frappe détonante, possédait une marine capable d’édenter violemment la flotte Ashnardienne, rendant impensable toute attaque par les cotes. Northcliff ramassait d’ailleurs souvent les moqueries des autres régions. Ils ne se battaient, pour ainsi dire, jamais.
« Il est bien malavisé de se moquer de l’armée régulière d’Hillbound, qui a maintes fois repoussé l’attaquant Ashnardien. » Répondit un des hommes présents. « Surtout de la part d’un Duché campagnard qui n’a de remarquable que les prix de l’immobilier en bord de mer. » Nargua le nobliau.
Stephen pouffa de rire. Il ne pouvait même pas nier cette affirmation. Si son Duché rapportait des quantités incroyables d’or, il restait néanmoins très faible, et dangereusement placé. Les grands champs de la partie Sud était dépourvus de garnisons importantes. Il était d’ailleurs théorisé depuis bien longtemps que la ville-état de Nexus se trouveraient bien vite ralliée par le Nord, le jour où Ashnard parviendrait à attaquer Northcliff. Stephen, ou Lord Belmont, comme on l’appelait, n’avait récupéré le titre de Duc que récemment.
Lors d’une révolte à Northcliff, le Duc corrompu avait fini par être exécuté par le peuple. A cette époque, Stephen avait utilisé quelques obscurs fonds pour racheter d’importantes parts de l’immobilier du Duché. Et, dans un tel endroit, contrôler l’immobilier équivaut à contrôler tout et tout le monde. Par la force de ses négociations et par son sens du marchandage, le démon était devenu Duc, remplaçant le défunt noble assassiné. Et les mesures, nécessaires pour rendre à Northcliff son luxe d’antan, n’avaient pas laissé le temps au Lord de s’intéresser à un éventuel renforcement de l’armée.
Un long silence s’instaura, que le chef de séance, le Marquis van Aarden, s’empressa de briser. La voix grave du quinquagénaire bouffi retentit. Elle annonçait le report de la séance. Il était midi, dans le Palais d’Ivoire. Une bonne excuse pour interrompre les délibérations et aller se sustenter dans les étages intermédiaires de la demeure royale. Stephen resta assis plus longtemps que les autres, ayant à s’entretenir avec un de ses rares alliés, le fameux président de la séance.
« Lord van Aarden. Il me semble que nous avions à discuter. » Soupira le beau diable, tapotant la table de ses grands doigts. « J’ai également besoin d’un soutien monétaire, pour le projet dont nous avions parlé. »
Le Marquis se tut, observant à droite et à gauche. Il n’y avait plus personne dans la salle, et le noble maître de séance se rendit jusqu’à la porte. Personne non plus dans le couloir. Doucement, il ferma la porte de la pièce des délibérations. Le lourd bois insonoriserait parfaitement la salle. Edmund van Aarden s’assit en face de son confrère, soupirant en se passant la main droite sur le front.
« Lord Belmont… » Souffla le Marquis. « Je ne saurais appuyer une demande si conséquente d’argent, si votre requête est évidemment toujours aussi… » Il se retint de prononcer des paroles fâcheuses. « Hors de propos. »
Stephen grogna, se levant. Il s’approcha de la porte en bois, se saisissant alors de la poignée. Poussant celle-ci, le démon l’entrouvrit.
« Peut-être pourrais-je alors confier à ce couloir si surveillé les montants des versements gracieusement offerts à votre Marquisat par la cour des fonds, que vous gérez ? N’est-il pas suspect que vous aillez d’ailleurs reçu, il y a deux ans de cela, une coquette somme pour la rénovation de vos ponts, qui n’ont pas été touchés depuis? » Interrogea Stephen, les sourcils froncés. « J’espère alors que l’écho n’irait pas colporter ces tristes constatations jusqu’aux oreilles d’un noble trop fidèle à la couronne. Un Marquis volant des fonds à la couronne, voilà qui serait fâcheux et confus. Confus à vous en faire perdre la tête. »
Edmund déglutit. Il fixait le sol à travers la table, le regard vide, les poings serrés. Stephen lui avait demandé d’appuyer une aide monétaire tout simplement colossale, de quoi éveiller bien des soupçons. Avec tant d’argent, il y aurait de quoi monter une armée régulière gigantesque pour le duché de Northcliff. Mais il semblait évident que personne ne cautionnerait le don de tant de fonds à une région qui ne prenait jamais part aux combats.
« L… Lord Belmont ! Cette demande est folle ! Même si je vous appuie, nul n’y consentira jamais. Il faudrait une preuve tangible qu’Ashnard menace de vous attaquer sous peu. La somme que vous me demandez permettrait de financer toute une armée de vingt légions sur deux ans ! Essayez de vous montrer convaincant… » Supplia Edmund. « Peut… Peut-être que vous pouvez demander l’appui de Winterfell ? S’ils confirmaient une recrudescence de navires Ashnardiens dans leurs eaux, alors peut-être pourraient-ils témoigner en votre faveur. Cela aiderait grandement votre cause ! » Poursuivit le noble.
Stephen hocha la tête, lentement, l’air pensif. Le Lord van Aarden n’avait pas tort. Obtenir le soutien de Winterfell permettrait au démon de se crédibiliser. Il avait énormément de fonds à obtenir, pour réaliser quelque chose, un plan qui devait rester secret, encore quelques temps. Le beau diable ne dit alors pas un mot de plus, quittant rapidement la pièce. Edmund observa la porte entrouverte et poussa un long soupir.
Le Lord Belmont savait que deux jeunes royaux de l’Archipel Mélisien étaient actuellement en visite au Palais d’Ivoire. Il ne serait pas facile de les convaincre de rendre service à un parfait inconnu, mais Stephen n’avait pas vraiment le choix. Si le soutien de Winterfell, même au travers de bref témoignages, pouvait aider sa cause, alors le beau diable ne laisserait pas passer l’occasion.
S’aventurant à travers les couloirs, le Lord Belmont finit par arriver jusque dans une grande salle. C’était la pièce du banquet, où se réunissaient les nobles pour manger. La reine n’était pas là, sans doute était-elle en voyage, peut-être viendrait-elle plus tard, cela importait peu, en réalité. Stephen connaissait le visage des deux jeunes gens, sans vraiment en savoir beaucoup plus. En raison de la proximité de Northcliff avec Winterfell, le beau diable avait parfois salué Hamalcar, le suzerain des îles, en présence de sa famille, lorsqu’il venait sur le continent, ou que lui-même partait en mer.
Ayant finalement repéré une belle blonde en compagnie d’un jeune homme aux longs cheveux foncés, Stephen s’approcha. La table, colossale de par sa taille (elle s’étendait sur dix mètres minimum) et la diversité de ses plats, était parsemée de places vides, peinant à se trouver remplie en tous temps. C’est donc sans mal que le démon s’installa à la gauche d’Astrid, saisissant un plat qui trainait et le remplissant de quelques cuisses de poulet caramélisé, de pomme de terre cuites et accompagnant le tout d’un ballon de vin rouge.
« Dame Astrid, ai-je raison ? » Demanda le démon. « Lord Belmont. Je suis Duc de Northcliff, je vous ai reconnue car il m’a déjà été donné de vous apercevoir et de m’enquérir de votre santé avec votre père. » Expliqua-t-il brièvement.
Il n’osa nommer l’homme aux cotés d’Astrid. La famille de Winterfell comprenait bien plus d’hommes que de femmes, et Stephen était presque sûr de se tromper de nom. Ôtant ses gants, tant pour manger que pour tendre une poignée de main aux deux jeunes gens, le démon sourit doucement. Il salua finalement les deux Winterfell de sa franche poigne. Vêtu de sa tenue de noble bordeaux, brodée de fils d’or, le Lord ne se différenciait pas foncièrement de la masse des invités. Mais son air charmeur et insondable, ainsi que sa carrure colossale, faisaient de lui une pièce… Etrange et étrangère à la composition du tableau qu’était ce banquet royal.
« Comment vous portez-vous ? Et Sire Hamalcar ? » S’enquit le Duc.