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« le: jeudi 16 janvier 2025, 23:19:45 »
Politesses gardées, émotions feintes, sourire de glace et mine radieuse, le rapport entre l'artiste et la directrice laissait tout entendre du professionnalisme de chacune, mais surtout de l'observation méticuleuse que chacune gardait pour elle. La dame aux cheveux d'argents ne semblait guère obtus à la nature pleine de faux-semblants de Tojeï, une évidence qui ne manqua pas de se faire remarquer par la jeune femme et l'informa bien gentiment que si ses émotions venaient à faire surface, il ne faudrait pas quelques instants pour que soit démasqué ses désirs les plus sombres. Non, clairement, il n'était pas question de relâcher la pression dans l'enceinte du théâtre, le résultat n'en serait que misère et complexité inutile. Encore une fois, ne restait donc à l'artiste que son bon semblant d'amabilité et le devoir immédiat de continuer de paraître aussi calme et posée que possible. Il fallait montrer patte blanche, elle avait su le faire des années durant, ce n'allait pas être quelques heures qui la pousseront à produire une erreur grossière. Pourtant, quelque chose n'allait pas l'aider en cela, car l'engagement de la jeune et volubile descendante de la directrice avait ce petit quelque chose d'inférieur et de vulnérable qui taquinait sérieusement les profondes volontés de Tojeï : Si elle voulait ne pas fauter dans les instants qui allaient suivre, elle allait devoir trouver une pirouette pour s'éclipser cordialement.
Chose qui, pour l'instant, rencontrait bien des difficultés. Le flot de paroles ininterrompues de cette demoiselle ne manquait pas de pouvoir flatter l'égo de la dame monochrome, certes, mais surtout paralysait cette dernière dans une posture d'écoute cordiale et amusée, comme le ferait toute bonne dame en présence de louanges un peu dithyrambiques. Tojeï ne fit même pas mine d'entrouvrir ses lèvres pour lui répondre, il était évident qu'emportée par son élan admiratif la jeune descendante ne saurait même pas prêter l'oreille aux propos de son idole, encore plus qu'elle ne parvenait pas vraiment à relever les yeux vers elle pour contempler la grâce de celle qui semblait occuper ses émois de jeune mondaine. Par chance, peut-être même par pure pratique et habitude, ce fut à la grande dame à l'expérience éprouvée de reprendre la chair de sa chair, de se positionner en traductrice accomplie, et d'entamer de lui résumer le flot ininterrompu de compliments verbeux, ce toujours avec le fort respect de ceux qui connaissent et manipulent les bons usages de la société :
" Elle vous dit, chère amie, qu’elle a assisté à nombre de vos représentations au Théâtre des Bienheureux de Nexus. Elle a trouvé le Précis d’Arlan Khan absolument sublime, et l’acoustique de ce lieu magnifiait votre voix. Je résume, bien sûr. Ma jeune Aiù est une admiratrice enthousiaste et volubile, mais l’essentiel est qu’elle aime votre musique et vous trouve fort charmante. Une véritable petite Mercère de Talé, telle que vous la voyez.
- Allons madame, il n'y a point de charmes en mon être qui ne puissent être en possession de votre douce enfant. Quant au Précis, nul doute qu'il fut effectivement sublimé par la précision acoustique de votre installation, tout mes remerciements vous reviennent pour m'avoir permise de profiter de pareille structure. "
De fait, si sa réponse était sincère, elle occultait pour l'instant un menu détail qui manquait un peu de la décevoir, lui rappelant par ailleurs sa prime colère à l'arrivée en Meïsa : le manquement évident de sa culture quant aux légendes et contes de cette partie du globe. La mention de ce personnage, de cette Mercère de Talé, laissait entendre une comparaison importante, dont le sens non seulement lui échappait, mais ravivait son besoin de s'informer sur les grands ouvrages que pouvait abriter ces lieux. Toute la question était alors de s'exprimer ou de désavouer ce manque de connaissance, quelque chose qui pouvait tout aussi bien porter opprobre à sa nature, comme rassurer la dame sur la vertu feinte de Tojeï et sa capacité de mettre en exergue son imperfection. Quelques éléments donc qui, à la lumière de leurs précédents échanges, menèrent l'artiste à s'exprimer ouvertement, considérant à raison que même dans l'éventuelle possibilité où elle irait fauter et ternir un peu son image, ce ne serait en aucun cas aussi grave que si elle ne pouvait pas obtenir le moyen d'acquérir les ouvrages qui lui permettront de continuer à grossir les rangs des pièces qu'elle se peut de jouer et d'accompagner de ses arts musicaux.
" C'est d'un ton bien malheureux toutefois que je me dois vous avouer ne point connaître la dame dont vous faites mention. Il s'agit de ma première venue en ces terres, et je n'ai su trouver hors de vos territoires pièces ou livres narrant vos légendes et mythes. À mon grand désespoir d'ailleurs, car j'eu peur longtemps de ce que je pourrais présenter à l'ensemble de vos concitoyens en cette soirée.
- Votre éthique, mademoiselle, est un exemple pour notre jeunesse. Trop rares sont celles de votre génération qui consacrent leur existence entière à l’art, à leur vocation. C’est un baume pour le cœur d’une vieille femme comme moi de voir que la flamme de notre culture brûle encore, et ce, avec une humilité si remarquable. "
Visiblement, ni l'une ni l'autre ne pourrait tarir de réponse dans cette situation. Tojeï avait l'expérience de nombreuses années à voiler sa nature, tandis que la sublime dame devant elle avait de belles décennies derrière elle pour assurer son port et sa droiture, la rendant imperméable aux jeux d'amabilité de l'artiste. Tant que cette dame ne saurait lui offrir la liberté, la violoncelliste était coincée ici, et ce n'est pas Fuka, derrière elle, qui allait l'aider, tant cette dernière n'avait que le minimum de contrôle nécessaire pour ne pas aller se jeter sur les belles pâtisseries odorantes de la réception. Toute la concentration de l'artiste se résuma donc à ne pas montrer les signes de sa nervosité, paraître fatiguée, peut-être, mais ne pas révéler les pulsions, les fines décharges de violence qui l'assaillait et manquaient par instant lui vriller l'esprit. Ce n'était qu'un peu de patience, même si elle se trouvait élimée à la fois par une femme d'une expertise remarquable, mais surtout par la petite souris extatique qui, en d'autres occasions, aurait très bien pût se retrouver entre ses griffes. Que les dieux soient loués toutefois, l'élégante directrice vint apporter d'elle-même une forme de solution à la portée de Tojeï. Si elle n'allait pas sauter sur l'occasion comme une acharnée, l'invitée n'allait guère se faire prier pour accepter cette porte ouverte vers sa liberté.
" Ah, mais je ne vous retiendrai pas davantage. C’est votre toute première visite à Eist’Shabal, n’est-ce pas ? Avez-vous eu la chance de visiter notre belle cité ? Si vous avez besoin d’un guide, je suis certaine de pouvoir vous trouver un galant jeune homme pour vous accompagner. L’hospitalité des gens d’Eist’Shabal est reconnue à travers notre continent. Que ce soit les grandes galeries d’arts, les grands temples du savoir ou même le quartier des roses et ses atours, il serait dommage que vous ne soyez venue que pour nous émerveiller sans nous laisser l’occasion de vous offrir la même.
- Madame, l'offre que vous me faites ici me ravie. Il est de fait que oui, je n'ai guère eut occasion de découvrir ni la cité, ni ce qu'elle abrite. J'imagine qu'à cette heure tardive les possibilités seront réduite, mais je vous prends au mot et accepterai avec grande joie d'obtenir quelque guide pouvant m'offrir la découverte nocturne de votre civilisation. "
Voilà, tout en douceur, ne pas sembler trop hâtive, simplement accepter avec la mine radieuse, car oui, elle en avait le plus grand besoin. Peut-être que le soudain naturel qu'elle présentait pourrait trouver une forme un peu trop déstabilisante de franchise, mais les précédents propos avaient prouvés que son interlocutrice aurait de toutes manières perçue ses éventuels manques de sincérité. Non, elle jouait simplement la carte de l'honnêteté, par ailleurs elle n'allait pas s'arrêter là, bien entendu. Après tout, elle avait déjà exposée en partie la frustration qui l'avait envahie et travaillée au corps précédemment, aussi se devait-elle de trouver quelques moyens d'y pallier. Alors, de son ton le plus doux, elle ne manqua pas d'abaisser son visage après sa précédente acceptation, et mains jointes devant ses cuisses, elle poursuivit avec déférence :
" À toute occasion par ailleurs, et parce que nous ne partons pas dès l'aube, j'aimerais savoir s'il vous est permis et possible de me laisser accéder à quelques bibliothèques ou académies où je saurais trouver la satisfaction de me plonger dans les ouvrages de votre culture. Si vous avez même conseils à me porter sur ceux qui sauraient être de prime nécessité pour que je puisse découvrir votre peuple et ses fondations, je serais honoré d'en recevoir l'apprentissage. "
Toute réponse gardée, leur entrevue sembla toucher à sa fin. Saluant dignement la femme et sa fille, Tojeï se permit une courbette plus masculine que féminine, manière de formuler à sa manière qu'elle était encore une fois non pas fille de noblesse en ces instants, mais bien une artiste accomplie qui répondait avant tout aux moeurs de son métier. Ainsi, les deux pourront la voir ployer en avant, une main rejoignant du bout des doigts la naissance de son épaule gauche, l'autre s'étendant à l'horizontal vers l'arrière de son corps, tandis qu'elle avance la jambe droite de la pointe de son escarpin. Somme toute une vision peu commune, une arme aussi, surtout pour les jeune fille en fleur qui, parfois, ne savent que donner émoi en voyant une autre femme se comporter avec l'audace des hommes. Tojeï ne pourrait savoir comment cela serait reçu en ces lieux, mais la marque de respect était là. Quand enfin elles se séparèrent ensuite, et de manière à ce que le potentiel guide de la directrice puisse la retrouver, l'artiste alla se placer sur un siège en fond de salle, s'y est assis calmement tout en offrant alors pleine liberté à son amie et garde du corps pour enfin répondre à l'appel de son ventre. Fuka ne lui répondit même pas, seul le grognement de son ventre tira à la violoncelliste un sourire amusé tandis qu'elle observa la démone fondre vers les plats les plus copieux des tablées.
Enfin, profitant du calme, elle ne parvint à s'empêcher de glisser sa main droite le long de sa hanche, y percevant alors la ligne fine de son stylet. La lame fine et délicate l'appelait de plus en plus, se maîtriser en devenait une torture. Elle allait attendre le repas de Fuka, mais si le guide ne se présentait pas d'ici à ce que celui-ci soit finit, elle s'éclipserait dans ses quartiers pour alors trouver la liberté d'une virée nocturne sous le signe de l'exaltation. Ce n'était rien de plus que l'ultime instant de patience, elle allait tenir... Elle allait tenir.