L'Enfer / La mère noire [Kelen]
« le: dimanche 29 octobre 2017, 14:21:55 »Cela faisait bien des années pourtant qu'aucun tenebroso n'était parvenu à reconstituer l'étrange voyage qui menait à cette dimension légendaire. Tous s'accordaient à dire que la technique était considérée comme perdue. La dernière à avoir accompli cet exploit était une vieille femme connue sous le nom de la Silène. Il semblait toutefois que son dernier essai lui avait coûté la vie, car elle n'était jamais revenue des abysses des mondes.
– Tu n'es pas la Silène, Ruth. Tu as été son élève, mais tu n'es pas elle. Si elle ne te l'a pas enseigné, c'est qu'elle ne t'en pensait pas capable.
– Je suis plus forte que lorsque j'étais son élève.
La lumière était aussi basse que le plafond, dans la cave de l'auberge Le Fenicoterro. C'est dans ce petit bâtiment presque insalubre des quais qu'une communauté de tenebrosi avait pour habitude de se rassembler pour échanger informations, techniques et disciples. Aujourd'hui cependant, la communauté n'était pas au complet. Seules deux personnes siégeaient. La silhouette fine de Ruth, et contrastant avec elle, celle d'un homme grand, chauve, la peau et le regard gris.
– Cette vieille ruine avait ses secrets. Tu penses qu'elle les aurait partagés ? Je suis plus puissante que tu le crois. Je suis presque assez puissante. Hier, j'y étais presque. Je me suis senti partir. Avec ce que tu m'apportes, je vais y parvenir.
L'homme soupira, avant de fouiller dans la poche de son long manteau sombre. Il en sortit une pierre de la taille et de la forme d'une bille. Noir comme du charbon, elle n'avait, outre sa régularité, strictement rien de remarquable. Mais lorsqu'il l'a pris dans ses doigts, l'ombre du tenebroso sembla s'assombrir et s'allonger, bien au-delà de ce que son corps aurait dû lui permettre.
– Tu sais combien il reste de pierres noires à Castelquisianni ?
– Suffisamment depuis que la Gilda a appris à les fabriquer ? Tout n'est pas en déclin. La science avance.
– Les incantatori n'en laissent pas sortir. Pas beaucoup…
– Donne la moi, Otello.
Le regard dur de la petite halfeline compensait amplement la différence de taille. Elle obtint ce qu'elle voulait.
– Maintenant recule.
– Tu comptes plonger tout de suite ?
– Mon ombre est prête.
– Comment est-ce que tu comptes revenir ?
– Les ombres de l'autre côté sont plus puissantes.
– Assez ?
Ruth ne répondit pas. À la place, elle étendit les bras, comme si elle s'apprêtait à embrasser Otello, qui fit prudemment un pas en arrière. Elle ferma les yeux, puis elle serra la petite pierre dans sa main. Fort. Jusqu'à ce qu'elle se brise. Un liquide noir coula entre les doigts de la voleuse. Le fluide s'étendit en un long filament immatériel sur le sol.
Ce ne fut qu'à ce moment que l'ombre de la halfeline devint immense. La lumière torche éclairant la cave s'éteignit soudainement, comme absorbée par la silhouette de Ruth qui avait semblé un court instant vacillante. La pièce plongée dans l’obscurité totale, nul ne put voir qu'elle avait rouvert les yeux… et que ceux-ci étaient devenus entièrement noirs. C'était souvent pour cette raison que les manifestations de la Nébuleuse n'étaient, après tout, jamais très impressionnantes…
Le Renard sentit des crochets se planter dans sa chair. Elle connaissait déjà cette sensation. Elle était déjà arrivée jusqu'à cette étape. La veille, elle n'avait cédé à la douleur que quelques instants trop tôt. Cette fois, ce n'étaient que des piqûres d'épingles qui lui tiraient la peau. Rien de comparable avec l'impression d'être démembrée qu'elle avait ressentie lors de son précédent essai. Une formalité. Concentrée, elle se sentait confiante, persuadée d'avoir réussi à reconstituer la technique ancestrale de sa mentor…
La pression lâcha soudainement. Un court moment, plus de son, plus d'odeur – plus d'oxygène non-plus. Mais le passage fut bref. Elle n'eut pas le temps de suffoquer. Son odorat revient aussi rapidement. Une odeur de souffre assaillait ses narines. La lumière ne parvenait pas encore jusqu'à ses yeux toujours noirs. En revanche, la sensation de l'air sur sa peau nue lui indiqua qu'elle était peut-être en train de tomber… Le glissement de ses cheveux longs dans son dos et sur sa poitrine suggéraient que son chignon avait lâché, couvrant une bonne partie de son corps. La voleuse, sans toujours rien y voir, s'apprêtait à amortir sa chute d'une roulade. Les explications, ce serait pour plus tard.