Bac à sable > One Shot
L'Ombre des regrets, de la rancune et des remords. [Andreas & Mary]
Andreas Hofer:
7 avril 1959
L'Institut Arcimboldo du North Boston, niché au cœur des paysages pittoresques de la Nouvelle-Angleterre, s'éveille sous les étoiles scintillantes, s'apprêtant à accueillir le bal des anciens élèves. L'air est imprégné d'une douce brise de printemps, tandis que l'élégance et la nostalgie flottent dans l'atmosphère. Les portes majestueuses de l'institut s'ouvrent avec une grâce solennelle, révélant un hall d'entrée orné de marbre, baigné dans une lueur chaleureuse. Les murs sont habillés de boiseries finement sculptées, témoins d'un artisanat d'une époque révolue. Des lustres en cristal, suspendus avec une élégance délicate, éclairent la pièce d'une lumière tamisée, ajoutant une touche de magie à l'ensemble.
Des doubles portes s'ouvrent sur une grande salle de bal, où les yeux sont immédiatement attirés par le splendide lustre central qui scintille comme un astre céleste. Les murs sont décorés de tapisseries historiques, évoquant des scènes de fêtes et de célébrations passées. Les hauts plafonds peints à la main, représentant des fresques allégoriques, offrent une symphonie visuelle qui transporte les esprits dans un autre temps. Le sol en parquet poli invite les danseurs à se déplacer avec grâce et légèreté, tandis que les chaises disposées le long des murs attendent patiemment les convives. Des balustrades en fer forgé, ornées de motifs floraux délicats, encadrent l'ensemble de la salle de bal, ajoutant une touche de romantisme à l'ambiance. Les fenêtres cintrées laissent filtrer une lumière douce, créant des reflets dorés sur les visages des invités. Des rideaux en soie, délicatement drapés, dansent avec grâce au rythme de la brise, apportant une note de légèreté et de mystère à l'ensemble. Les tables dressées avec soin se parent de nappes en dentelle, de chandeliers en argent et de bouquets de fleurs fraîches aux couleurs éclatantes. L'arôme envoûtant des mets raffinés flotte dans l'air, suscitant l'appétit et éveillant les papilles des convives. Au son d'une douce mélodie, l'orchestre se prépare à enchanter la soirée, accordant leurs instruments avec précision et passion. Les musiciens vêtus de smokings et de robes élégantes sont prêts à donner vie à la musique, faisant résonner les notes dans les cœurs et les âmes des danseurs.
Les anciens élèves, parés de leurs plus beaux atours, se retrouvent avec émotion, échangeant des sourires complices et des souvenirs d'une jeunesse révolue. Les conversations empreintes de nostalgie s'élèvent comme une symphonie de voix, enveloppant l'espace d'une atmosphère d'amitié et de camaraderie. Au fil de la soirée, les pas de danse s'entrelacent avec grâce et élégance, révélant la beauté intemporelle de la danse et l'harmonie qui règne entre les couples. Les rires joyeux et les murmures chuchotés se mêlent aux notes de musique, créant une symphonie de bonheur et de retrouvailles. L’établissement, lors de ce bal des anciens élèves, se transforme en un théâtre mirifique où passé et présent se rejoignent, où les souvenirs se fondent avec l'air embaumé de promesses et où l'élégance se dévoile dans chaque geste, offrant une soirée inoubliable à ceux qui ont jadis foulé ces mêmes sols avec la fougue de la jeunesse…
Sauf que ! Tout n’allait pas pour le mieux dans le meilleur des mondes… Car la silhouette frêle d'Andreas Hofer se profile dans l'entrée majestueuse de l'Institut Arcimboldo, ses pas empreints d'une hésitation teintée d'appréhension. Vêtu de son éternel pull à col roulé, sombre comme les abysses de son esprit tourmenté, il émane de lui une aura à la fois énigmatique et vulnérable. Son visage pâle et anguleux, encadré par des cheveux bruns légèrement bouclés, dépeint une histoire de nuits blanches et de batailles intérieures. Ses yeux d'un bleu clair intense, empreints de cernes profondes, reflètent une anxiété perpétuelle, une tourmente sans répit. Chaque regard rongé par le ressentiment qu'il pose sur le monde semble contenir une question sans réponse, une quête désespérée de sens dans un univers qu'il méprise.
Le bal des anciens élèves, véritable miroir de la société qu'il condamne, se déroule sous ses yeux critiques et incisifs. Il se tient en retrait, observant les masques sociaux se dissimuler derrière des sourires forcés, les rires superficiels qui masquent les frustrations profondes. Lui-même un étranger dans cette foule, il peine à trouver sa place parmi les apparences et les conventions. Andreas, rongé par des démons intérieurs, des souvenirs qui le hantent, le plongeant dans un océan d'angoisse et de tourments, regrettait presque d’être venu ici... Les moments où il a succombé ici à ses propres faiblesses et égoïsmes le hantent comme des fantômes du passé, renforçant son sentiment de culpabilité et de honte. Dans cette atmosphère de célébration et de retrouvailles, il se sent emprisonné par son propre fardeau, piégé dans un monde qui ne lui offre pas l'évasion et la liberté qu'il désire ardemment.
Timidement, il avance dans la salle de bal, son regard scrutant les visages familiers et les échos d'une époque révolue. Les souvenirs se mêlent à la musique, les rires aux murmures, créant une cacophonie d'émotions contradictoires qui résonnent en lui. Il se sent à la fois attiré par la nostalgie des souvenirs partagés et repoussé par l'inconfort des retrouvailles forcées. En effet, le bel Helvète, parmi les anciens élèves réunis lors de ce bal, porte également le fardeau d'une relation tumultueuse avec cet établissement. Mal-aimé, incompris et souvent isolé pendant son séjour parmi les Arcimboldiens, il reste marqué par les souvenirs d'une période teintée de rancune, d’'incompréhension et de solitude.
Les regards furtifs et les murmures étouffés qui accompagnent son entrée dans la salle de bal ne lui échappent pas. Ses anciens camarades, rappelant peut-être les traits sombres de son caractère complexe, peinent à s'approcher de lui, préférant les retrouvailles avec d'autres figures plus conviviales et sociables. Ils préfèrent donc l’ignorer, fuire ses yeux pâles. Pourtant, il avance avec une certaine résilience, bravant les regards désapprobateurs et les murmures étouffés qui semblent l'encercler. Sa démarche dégage une détermination silencieuse, un refus de se laisser définir par les jugements et les opinions des autres. Il est conscient que son chemin est différent, qu'il porte en lui une sensibilité qui dépasse les limites du conformisme. Dans ce bal des anciens élèves, Andreas Hofer se tient à la lisière des conversations animées, observant avec un mélange d'ironie et de détachement les retrouvailles chaleureuses qui se déroulent autour de lui. Il demeure un étranger, un esprit peut-être en quête d'une connexion plus profonde et sincère, mais incapable de franchir les barrières qui le séparent des autres.
Ainsi, Andreas Hofer, malgré les regards méfiants et les rumeurs persistantes, se tient droit, résolu à s'accepter lui-même et à trouver un sens à sa propre existence. Dans cette soirée de retrouvailles teintée d'émotions contradictoires, il incarne l'archétype de l’asocial dérangé et dérangeant, véritable solitaire inadapté, portant avec lui les cicatrices d'une expérience douloureuse, mais n'en perdant pas pour autant sa dignité et sa recherche inlassable de vérité. Cependant, au cœur de cette soirée empreinte de nostalgie et d'ambiguïté, Andreas Hofer attend aussi patiemment, comme un papillon solitaire attiré par une flamme insaisissable, l'arrivée de cette damoiselle qui, autrefois, a ignoré ses sentiments naissants, mais qui demeure toujours dans son cœur, tel un amour inachevé qui cherche encore à trouver sa résolution.
Viendra-t-elle ?
Lilly:
Fidèle à lui-même, Franck Sinatra s’inclina devant la femme qui lui faisait face. Il s’appliqua à un baise main dont tout l’intérêt était de diffuser son aura de séducteur invétéré. La représentation qu’il venait de donner au Boston Music Hall avait été un succès qui ferait taire ses détracteurs. L’homme était adoré autant que détesté et les potins démocrates se plaisaient à ressortir régulièrement dans leurs colonnes les frasques négatives de sa jeunesse. Cela, la star s’en moquait éperdument. Le maitre du music-hall avait pour lui sa fortune, un rayonnement digne des plus grands philosophes grecs, un carnet de contacts bien rempli dont certains noms évoluaient à la maison blanche et même le numéro du bureau ovale occupé par ce vieux républicain d’Eisenhower. Autant dire qu’il était bon d’être dans les petits papiers de Sinatra et de répondre favorablement à ses attentions.
Seulement, Mary O’Sullivan était d’origine irlandaise et rien ne l’horripilait plus que les flagorneries destinées à la pousser dans le lit d’un homme … Le séducteur américain garda ses lèvres posées deux secondes de trop sur la main de la flamboyante rousse avant de se redresser, son insupportable sourire collé à son masque d’acteur.
"Mary !!! Quel bonheur de vous revoir. Savoir que vous vous êtes déplacée pour moi me comble de joie ! Avez-vous aimé mon spectacle ? Heureusement que je ne vous ai pas aperçu dans la salle, j’en aurais oublié mes textes !"
L’écrivaine leva faussement les yeux au plafond.
"Franck, vous êtes un incorrigible séducteur et vos compliments n’ont pour objectif que de me pousser à accepter l’invitation qui va suivre. Mais oui, votre représentation était parfaite ! Entre vous et moi, ma voisine en a mouillé sa culotte …"
L’agent littéraire de Mary, tout proche, s’étrangla et battit frénétiquement des paupières en s’assurant que personne n’avait entendu la saillie de l’écrivaine.
C’est plus le rire bruyant de Sinatra qui attira les regards et beaucoup se dirent que ce duo de célébrités mériterait bien une union. En effet, si Sinatra était l’une des voix les plus représentatives de cette époque, alors Mary en était la main. Ses romans à succès se vendaient comme des petits pains et elle aussi connaissait Eisenhower puisqu’elle avait signé le livre d’or de la Maison Blanche pas plus tard que la semaine précédente alors qu’elle y était invitée. Et si encore Sinatra était l’archétype du crooner, Mary avait pour elle une beauté pâle, transcendée par sa magnifique chevelure rousse.
"Vous m’avez démasqué Mary ! En effet, je comptais vous inviter pour un after à ma villa de Back Bay. Nous serons en très petit comité et nous boirons du bon champagne jusqu’à nous enivrer."
Bien évidemment … Et le petit comité terminera au complet, nu, saoul et prêt à forniquer pour une bonne partie de la nuit. C’est ainsi que vivait Sinatra, grand amateur de frasques sexuelles une fois le rideau baissé.
"Franck, vous me voyez contrainte de refuser. Voyez-vous, je suis attendue à l’institut Arcimboldo pour une réunion des anciens élèves et je ne raterai cet évènement pour rien au monde, même vous voir nu et bourré. Maintenant, je vous souhaite bien le bonsoir et … passez une bonne soirée."
Là encore, l’agent de Mary mit quelques secondes à s’en remettre. Le franc parler de l’écrivaine était connu mais il y avait quand même des limites à respecter.
La représentation de Sinatra à laquelle Mary venait d’assister, installée au deuxième rang du carré VIP à côté de Jane Fonda, avait duré plus longtemps que prévu et Mary était déjà en retard pour la suite. Elle sa hâta donc de quitter le prestigieux théâtre de Boston pour rejoindre la grosse berline noire diligentée par l’institut Arcimboldo pour l’y mener. Elle perdit encore de précieuses minutes à répondre à des personnes la reconnaissant, délivrant par-ci par-là un mot gentil ou un sourire inoubliable. Et puis enfin, elle put s’installer sur la banquette arrière de la voiture, saluée par le chauffeur qui lui referma la portière. Ils avaient une vingtaine de minutes à rouler pour arriver à destination. Son agent lui fit lecture des choses à savoir, de l’évolution de l’institut, des grands changements depuis son passage, du parcours des autres anciens élèves. Elle se souvenait bien de l’ensemble des jeunes qui avaient suivi le même parcours qu’elle et prit un instant pour se remémorer des souvenirs pas si lointains.
Arcimboldo … Elle détestait les peintures grotesques de cette artiste du XVIème siècle. Heureusement, l’institut de Boston qui portait son nom n’avait rien de ridicule et portait ses étudiants vers les portes de la gloire. Elle y avait passé de belles années, développant ses talents d’écriture parmi d’autres jeunes talentueux. Elle y avait flirté aussi, et participé à des jeux dont il fallait que son public n’apprenne jamais l’existence. Les Etats-Unis d’Amérique s’ouvraient malgré eux à la contestation hippie des années cinquante et Mary n’avait pas échappé, à ce moment-là, à certaines dérives qu’elle avait ensuite réprimées.
En grandes pompes, elle fut déposée et accueillie par le directeur actuel sur le grand perron de l’institut. Il faisait nuit et la mise en scène montée pour l’évènement qu’était cette réunion importante reflétait la richesse de l’établissement. Les jeux de lumière étaient magnifiques et un héraut en grande livrée clama son arrivée d’une voix de stentor. Le silence se fit alors qu’elle apparaissait dans la grande salle de réception, souriante, un rien décontractée, superbe dans cette robe large à corset un rien démodée (mais c’était volontaire) qui mettait en valeur la finesse de sa taille et le volume naturel de sa poitrine. Son cou et ses épaules, tout comme son dos, étaient nus, sa peau simplement habillée de quelques gouttes de Chanel n°5, comme Marilyn aimait à le dire.
Certains visages avaient déjà bien changé parmi ces convives dont une majorité étaient des hommes. Les femmes à succès se comptaient sur les doigts des deux mains et la plupart d’entre elles avaient couché pour l’obtenir, ce qui n’était pas le cas de Mary au grand damn de bien des puissants de l’industrie artistique.
"Mary !"
Simon Ford, l’héritier de celui qui avait lancé l’industrie automobile américaine, se jeta presque sur elle. Ancien élève de la même promotion qu’elle, il l’avait toujours couvé, quitte à être odieux avec les autres élèves.
"Nous t’attendions tous ! Quel plaisir de te revoir. Tu es resplendissante ; l’étoile de cette soirée !"
"Bonsoir Simon." Elle l’embrassa sur la joue. "Je suis heureuse de vous revoir tous ; tu es venu avec ton épouse ?"
Le jeune homme retira vivement sa main de l’épaule de Mary en riant.
"Tu n’as pas changé ! Je t’adore ! Viens, faisons le tour des invités, tous veulent revoir le prodige littéraire de notre promo."
Et la ronde fut longue. Chacun voulait avoir le privilège d’échanger avec Mary et elle usa de gentillesse et de tactique pour combler tous ses anciens camarades. Ils terminaient leur tour quand le visage de Simon se ferma, dissimulant mal une certaine hostilité.
"Ah ! Toi aussi t’es là … Quel est l’idiot qui t’a envoyé une invitation ?"
Mary faisait face à un sombre sire. Son agent ne l’avait pas mentionné, quel était son prénom déjà ? Elle se souvenait bien de ce jeune homme complexé et solitaire qui accusait sans coup férir les insultes et quolibets de ses camarades et de Simon en particulier. Ford avait un jour surpris ce garçon à dévisager Mary sans retenue et il s’en était vexé jusqu’à haïr son homologue. Il lui avait ensuite mené la vie dure, transgressant même certaines règles de l’établissement. Heureusement pour lui que son nom incitait à la prudence en matière de sanction … Il n’avait jamais été inquiété.
Mince … il s’appelait …
Mary n’avait pas été plus attirée par lui que par un autre. Il était discret, parlait peu, affichait toujours un masque qu’elle trouvait quelconque et en vérité, était assez peu plaisant à côtoyer. Néanmoins, ce n’était pas une raison pour que Simon s’en prenne à lui. C’était une soirée placée sous la signe des réjouissances aussi Mary fit un pas en avant et posa sa main sur l’avant-bras du garçon.
"Bonsoir, il aurait été dommage que quelqu’un de la promotion manque à l’appel. Je suis heureuse que tu sois là." Puis à Simon. "Je te rejoins, et je vais devoir à la demande du directeur, faire un petit speech pour nos retrouvailles. A tout de suite !"
Elle reporta son attention sur le jeune homme qui avait son âge.
"Que deviens-tu ? J’avoue ne pas suivre forcement le parcours de tous. Es-tu épanouis dans la vie ?"
A la mine qu’il tirait, elle se doutait bien que non. Il était difficile de passer les portes de la notoriété dans cette société où succès rimait encore souvent avec condition sociale.
Le brouhaha ambiant incitait au rapprochement. Elle le frôlait. Plus petite que lui, elle offrait une vue plongeante sur le plus enchanteur des tableaux … ce qui n’échappa pas à Simon Ford qui fulminait déjà.
Andreas Hofer:
Andreas Hofer maudissait la quasi-intégralité des convives à cette heure-ci. Tous ces énergumènes issus des plus belles franges de la société bostonienne lui donnaient la douce envie de vomir, de haine et de mépris. Tous ces… gens qui naguère le toisaient, étaient incapables d’apprécier le beau, le sublime, la fraîcheur qui résidait, ci et là, en ce monde. Ils mentaient tous comme des batteurs de foire, qui plus est. Prêtant l’oreille, l’Helvète les écoutait jacasser dans leurs jolis parlers chantonnants, tels de petits moineaux avides de sériner ce qu’on leur exigeait de dire en ces circonstances, récitant leurs aventures et mésaventures, feignant la joie, la bonne humeur, ou bien le dépit, la frustration. Ceux-là même qui piaillaient, Andreas savaient que leurs bons mots n’étaient même pas drôles ! Mais ils étaient heureux de leur qualité littéraire ; peut-être était-il vrai, pour certains, qu’ils avaient réellement souffert comme ils le larmoyaient si bien, qu’ils avaient vécu des moments difficiles après le passage à l’institut Arcimboldo, mais ils n’avaient pas le moindre respect pour leurs souffrances. D’autres – et ils étaient infiniment agaçants… - avaient le don d’énerver Andreas, lorsqu’ils étaient convaincus de détenir la bonne parole, la bonne vérité au cours de leurs conversations avec d’autres convives. Aucune pudeur. Rien. Nada. Seule la gloriole la plus mesquine et la plus médiocre les pousse à exhiber leurs belles paroles et leurs bonnes vérités durant ces mondanités superficielles, devant tout le monde, au pilori, ici à la foire des anciens endimanchés arcimboldiens dans toute leur vanité proverbiale… Misère de la ruine humaine…
Andreas Hofer devait détourner les yeux de ce spectacle mensonger.
Il le fit.
Et il ne regretta pas son geste.
La vue. Quelle vue ! Mary, la délicieuse, l’impétueuse, l’ardente écrivaine à succès, s’approchait de lui, à pas de velours ; celle pour qui il s’était affligé cette mascarade fendit la foule avec une grâce sereine, souveraine, jusqu’à se planter devant lui. Telle une déesse, telle une vestale de cette post-modernité déprimante, elle lui offrait la vue de ses plus beaux atours, de ses plus belles mèches cramoisies, sans qu’il ne puisse observer autre chose durant les minutes qui suivirent…
Jusqu’à l’intervention de cette pourriture de Ford. Ford remémorait chez Andreas une foule de mauvais souvenirs à l’époque du lycée. Ce monsieur Ford. Ce môssieu Ford, lui aussi avait été le camarade de classe du Suisse. Andreas s’était mis à le détester, surtout dans les dernières classes. Dans les premières classes, il se souvint de Simon comme d’un petit garçon vif et mignon que tout le monde adorait. Il fallait préciser qu’Andreas le détestait déjà dans ses petites classes, justement car il était un petit garçon bien vif et bien mignon. Ses études, au surplus, avaient toujours été médiocres et plus ils grandirent, plus ça empirait ; mais il sortit quand même de leurs dernières classes parce qu’il avait une protection, une famille qui l’aidait. Au cours de sa dernière classe, il s’était mis à fanfaronner, devant tous les étudiants pauvres – comme Andreas. C’était un homme vulgaire au dernier point, mais une bonne pâte aussi… Les lèvres, cruelles, d'Andreas commençaient déjà à remuer, des vacheries, méchantes, cinglantes, lui venaient en tête… Pour diminuer l'égo de Ford. Tout le monde lui faisait la cour car c’était un homme ‘’favorisé par les dons de la nature’’ ; il le méritait bien.
À l’époque des dernières classes, l’existence de l’Helvétique était déjà lugubre, désordonnée et solitaire jusqu’à la sauvagerie. Il ne fréquentait personne à l’Institut Arcimboldo, il évitait même de parler et il avait même tendance à se renfoncer davantage dans son trou au fur et à mesure des années écoulées dans ses locaux. Il remarqua même, fort bien, que non seulement ses « camarades » le prenaient pour un individu bizarre – et c’est cette impression qu’il aura toujours, ils semblaient aussi le considérer avec une espèce de dégoût. Il arrivait même à Andreas de se poser la question suivante : « pourquoi suis-je le seul à avoir l’impression qu’on le regarde avec dégoût ? » Un des élèves de cette école minable avait une tête monstrueuse !, grêlée d’une façon invraisemblable !, on aurait dit un bandit de grand chemin ou une mauvaise racaille des bas-fonds. S’il avait une face aussi dégoûtante, Andreas n’aurait pas osé lever les yeux. Un autre avait un uniforme tellement râpé que ça se mettait à puer dans les couloirs, sitôt qu’il les traversait. Une horreur. Un fléau. Pourtant, un type comme Ford n’avait jamais daigné regarder ces gens avec tout le mépris qu’il réservait à Andreas Hofer. Jamais, jamais, jamais.
Aussi, le philologue tourmenté en vint à considérer sa figure comme le pinacle de la laideur, l’objet suprême de la haine et du mépris. Il se trouvait terriblement laid, repoussant. C’était pourquoi, à chaque fois qu’il se rendait en cours, il faisait des efforts désespérés pour se tenir d’une certaine façon, pour qu’on n’aille ni le soupçonner de bassesse ni le vomir d’injures, tout cela pour que son visage inspire une dignité. « Je veux bien être un homme laid, d’une pâleur cadavérique, aux cheveux immondes, se dit-il, mais que je veux que ma figure soit digne, au moins, qu’elle soit expressive et intelligente. » Et pourtant, malgré ces génuflexions faciales frisant la satire, jamais il n’eut l’impression que son visage incarnasse ces qualités. Peut-être pire encore.
Les traits tirés, l’œil flambant de haine, la lippe retroussée et hargneuse, il y eut fort à parier qu’Andreas aurait sans doute tenu le plus dur des discours face à Simon, qu’il aurait craché son venin devant tous les invités, suscitant non pas l’admiration des convives mais leur exaspération. Comme toujours. Il allait sans doute le faire. Si Andreas parlait peu, il avait cependant le chic de l’ouvrir pour tenir des propos très déplaisants. Les lèvres, cruelles, d'Andreas commençaient déjà à remuer toutes les vacheries, méchantes, cinglantes, qui lui venaient en tête…
Jusqu’à l’heureuse intervention de la magnifique Mary, femme affairée dont on réclamait la présence, reconnue pour ses qualités en tant qu'oratrice. Elle avait peut-être, par sa bienveillance formelle, réussi à désamorcer un conflit entre les deux hommes. L’Helvète se figea lorsqu’elle posa sa main sur son bras ; il crut presque rêver lorsqu’elle lui annonça qu’elle était heureuse qu’il soit là. Cela procédait évidemment de la politesse de bon usage, mais cela réchauffait déjà le cœur d’Andreas.
« Je suis si content de te revoir, Mary », répondit le damoiseau d’une voix empourprée, presque gênée, quoique parfaitement sincère ; elle était après tout l’objet principal de sa venue ici. « Eh bien, sache que je suis devenu philologue et écrivain moi aussi ; j’ai été fonctionnaire ces trois dernières années. Toutefois, pour répondre à ta question… »
S’il était épanoui dans sa vie ? Quelle question, elle l’avait bien choisie ; y répondre était une tâche inconfortable, d’autant plus que la réponse à cette interrogation mériterait un roman à elle seule. Il se regardait lui-même de plus près, entre deux œillades sur ses chaussures, son pull et ses chaussures, et se demanda si la question de Mary contenait un sous-entendu. Peut-être insinuait-elle qu’il était si mal habillé, si mal dans sa chair, si vil dans ses manières. Peut-être le méprisait-elle déjà instantanément pour sa carrière ratée, son allant misérable, son teint pâle, sa mauvaise figure.
« Je vais être honnête, je ne suis pas épanoui dans mon existence. Loin de là. Mes fautes et mes erreurs sont trop nombreuses, je suis un homme seul et sans salut dans une Boston qui ne pardonne ni aux faibles ni aux maladroits. Mais peu importe. J’ai pu te revoir. »
Bien qu’il se maudit d’avoir prononcé une réplique aussi peu inspirée, il se permit d’approcher d’elle, d’un pas (encore timoré), sans la quitter des yeux. Les prunelles azurées d’Andreas, qui jetaient naguère des regards durs et sombres, dardaient à présent des étincelles dont l’intéressé ne s’en serait probablement jamais cru capable. Un frisson inédit, peut-être un peu sot, un peu béat, courait dans le dos du littéraire désabusé et pétri de regrets et de remords... « Et toi, ma chère Mary, est-ce que tu es comblée dans ta vie ? Peut-on seulement l’être dans ce bas monde ?... » Cette parole à la volée se tut dans un soupir de résignation.
Lilly:
Ah … l’éternelle complainte de l’écrivain insatisfait... Les enfants de Nietzsche avaient un don pour vivre dans le noir afin de pouvoir mieux s’élever dans la lumière. Le contraste entre ces gens-là et la vision de la réussite de l’Homme par Mary était consommé. L’écrivaine ne voyait que par la force de caractère qui permettait, quelles que ce soient les épreuves à traverser, de forcer son destin et atteindre des sommets alors que ces gens-là cultivaient l’obscurité et l’autodestruction. Elle s’ennuyait très vite de la présence de ceux qui accusaient la vue de tous les maux. L’irlandaise était l’exemple parfait de sa propre idée de la condition de chacun. Elle était une femme travaillant dans un milieu d’hommes et ses efforts personnels l’avait hissé sur le podium de la renommée. Et personne ne l’y avait aidé hormis le soutien affectif indéfectible de ses parents. Et combien même, seule, elle s’en serait sorite tout autant.
Aussi, quand le grand homme pâle et brun présenta l’annonce d’une vie peu encline à ses faveurs, elle s’irrita d’un tel gâchis. Bien sûr, elle ne le montra pas, ce n’était pas ni le moment ni l’objet de l’évènement, mais changea son approche. Et elle ignorait toujours le nom de ce garçon qui lui, au contraire, semblait ne pas l’avoir émancipée de son esprit.
C’était ainsi et elle y était habituée. Mary attirait les gens depuis toujours. Sa vivacité et son physique attrayant jouaient pour elle et les hommes pensaient pouvoir la charmer à grands renforts de paillettes et d’illusions. Des amoureux transis, elle en avait éconduit un certain nombre et à ce jour, elle se satisfaisait de son célibat qui lui permettait une liberté jalousée par bien des femmes. Les déclarations de l’homme ne cachaient rien et même si elles manquaient de finesse la concernant, elles avaient au moins le mérite d’être honnête. Nietzsche (elle l’appellerait ainsi jusqu’à ce qu’elle connaisse son nom) respirait une antipathie qui frisait l’orgueil. C’était dommage car il était beau mais il était évident qu’il tentait de cacher son mal-être et son indécision derrière ce masque un rien désagréable. Simon y était pour quelque chose et la tension entre les deux hommes étaient palpables.
Maintenant, Mary savait qu’elle était l’objet de leur convoitise à tous les deux et elle n’aimait pas ce point précis. Elle allait rapidement mettre un terme à cette confrontation ridicule. En effet, elle n’appartenait qu’à elle-même et saurait le rappeler.
Dans l’effervescence toute luxueuse de ces retrouvailles, son agent vint la tirer des griffes de la tristesse ; le moment de son discours approchait. Elle fixa Nietzsche dans les yeux et se permit une réflexion qui elle espérait le ferait réfléchir.
"C’est dommage, j’étais sûre qu’à force de persévérance, tu nous reviendrais fort d’une volonté qui assurerait une reconnaissance méritée. Le succès de la pensée vient du regard des autres et ça m’aurait fait plaisir que tu t’autorises à rayonner comme tu le devrais. A tout à l’heure !!"
Mince : ça, c’était sorti tout seul ! S’il réfléchissait, il l’attendrait et elle n’avait pas vraiment envie de débattre sur l’ombre et la lumière, les luttes personnelles et les aspirations impossibles parce que trop ambitieuses. En partant, elle se retourna pour regarder l’homme, sombre et pâle figure attendant dans son coin comme un corbeau banni, isolé sur sa branche. Elle demanda le nom de l’homme à son agent qui consulta ses listes et la réponse fut tellement évidente qu’elle se maudit de cet oubli. Bien sûr qu’il s’appelait ainsi. Combien de fois elle avait entendu son nom grondé ou aboyé alors qu’il y avait toujours quelque chose à lui reprocher. Elle se rappelait à présent tous les coups bas de ces camarades, les moqueries et les provocations gratuites qui avaient mené la vie dure à ce pauvre Andreas…
Mary fut introduite sur l’estrade et repéra aussitôt deux choses. La première, c’est qu’elle faisait l’objet de toutes les attentions sauf une. Et cette deuxième chose justement, était Simon Ford qui complotait avec deux comparses en désignant Andreas d’un coup de menton. Les anciennes rivalités renaissaient et il était évident qu’elle en était l’objet. Elle décida de régler le problème ce soir même.
Son discours était ambitieux et valorisait non pas le genre et la tradition mais l’ouverture, la modernité et la créativité. Beaucoup de visages se fermèrent quand elle évoqua l’égalité des sexes et les vertus des plumes féminines mais elle parvint à les dérider avec son humour très franc et très irlandais. Après tout, tous l’adoraient puisqu’elle était belle, intelligente, riche et célèbre …
Une ovation clôtura son allocution. Elle n’avait pas oublié les remerciements, particulièrement ceux adressés à ses professeurs d’antan, ni omit de célébrer l’excellence de l’institut et de rappeler que modernité ne signifiait pas corrompre les traditions.
Mary descendit de l’estrade, juste à temps pour intercepter Simon et ses deux sbires qui s’apprêtaient à empoigner Andreas pour le mettre dehors.
"Simon, si tu fais ça, tu brises notre amitié et le respect que je te voue."
"Mais Mary, ce plouc n’a pas sa place ici."
"Mon discours ne t’a pas plu ? Que n’as-tu pas compris ?"
"Si, mais si ! Seulement, tu as vu comme il te regarde ?"
"Et donc ?"
"C’est insupportable !"
"Pour qui ? Pas pour moi en tout cas."
Simon Ford en resta coi et Mary en profita. Elle prit Andreas par le bras et lui demanda :
"Tu m’emmènes dans les jardins ? Il fait très chaud ici et j’ai besoin d’air. Certains comportements m’étouffent."
"Tu fais une erreur Mary …"
"Non Simon, je ne fais jamais d’erreur. C’est pour cela que je suis à ma place et toi à la tienne."
TOUCHDOWN …
L’irlandaise n’avait pas prévu de passer plus de temps avec Hofer mais il semblait que le destin en ait décidé autrement.
Andreas Hofer:
Quelque part, un écorché vif tel qu’Andreas ne pouvait que se sentir rabaissé par la saillie catégorique de Mary. Il sentit qu’elle n’avait aucune espèce d’estime pour lui. Déjà, elle le toisait ; déjà, elle le méprisait ; déjà, elle lui exprimait son auguste dédain. Il sentait déjà poindre sur lui le regard hautain, éteint, puis parfaitement indifférent de la péronnelle aux succès littéraires flamboyants, une douleur qu’il ne connaissait que trop bien pour en avoir embrassé les contours si souvent dans sa vie meurtrie. Pressentant le pire pour la suite de leurs échanges, le maudit écrivain retranché dans sa tour d’ivoire effectua un geste de recul ; avec froideur, il se refusa de retenir la femme aimée, qu’une urgence appelait sur l’estrade. L’héritier narratif de Nietzsche s’était raidi, comme une dépouille froide. Puis, il tourna les talons, sans dire un mot de plus. Une humiliation suffisait. N’en rajoutons pas. Surtout qu’il préférait oublier cet échange – et s’il en avait le pouvoir, il effacerait sa déclaration d’amour ridicule – pour garder intacte son image de Mary et, aussi, pour préserver ce qui lui restait de dignité après tous ses échecs. Au fond de lui pulsait, en effet, le désir de la haïr comme jamais pour cet outrage et de se haïr lui-même.
« Si j’avais une famille, la fortune et l’espérance d’un Simon Ford, si j’avais l’assurance divine d’un Apollon, si j’avais de hautes et captivantes prunelles mordorées, une bouche à faire pâlir les pucelles, une musculature alcidienne et des dons exceptionnels, jamais je n’aurais connu une pareille indignité. À la grande loterie de la vie, ma défaite était déjà inscrite », songeait-il avec toute la frustration, l’aigreur et la colère de l’homme éconduit, du mal-aimé se lamentant sans cesse sur son sort peu enviable. « Elle n’a pas récompensé mon courage ; elle s’est moquée de moi ; elle est comme tous ces bons à rien, incapables de la moindre sensibilité pour le beau et le sublime. Quelle odieuse déception. Elle, c’est une écrivaine du grand public sans profondeur de vues, qui ne sera jamais une grande littéraire après sa mort ; lorsque je quitterai ce monde, mes happy fews comprendront quel genre d’homme puissant par la justesse de sa pensée j’étais, quel incompris entouré de médiocres je fus dans cette Amérique post-moderne nullissime. Dans quelques siècles, je serai une légende. » Il retint un rire méchant et narquois qui aurait pu s’échapper de ses lèvres froides et élimées par la rancune ; en lieu et place, une lippe vache, frustrante et méprisante.
Lors de son départ vers l’extérieur de l’Institut Arcimboldo, il en profita même pour fendre un groupe d’ex-camarades qui discutait dans le patio, pour le simple plaisir de les interrompre dans leurs conversations futiles, bousculant au passage une damoiselle. « Tu pourrais au moins nous dire pardon, Andreas, non ? » demanda une jeune femme aux longs cheveux frisés d’une voix vexée, vêtue d’un tailleur élégant. Le silence poignant et hautain que le philologue instaura aussitôt lui arracha un soupir de dépit ; il ne changera jamais, visiblement. « Ah ! Nous sommes vraiment dans deux mondes différents », conclut-elle avant de détourner son regard pour l’éternité de ce triste sire dirigé par son égo.
Pour signaler sa colère, Andreas, dont le tempérament vengeur était connu de tous, ne s’était pas rendu comme convenu face à l’éminence où la damoiselle devait donner son discours. La place, vide au milieu de l’assemblée, ressemblait tant à un camouflet qu'une seconde déclaration d'amour. Cela donnerait sans doute à jaser auprès de Simon Ford et ses affidés, lesquels savaient fort bien que les premiers emplacements dans cette salle étaient désirés. Quel gâchis. Ils chercheront sans doute en vain un autre bouc-émissaire ; Andreas n’était plus là pour souffrir le martyre et leur offrir une solution cathartique.
Quelques minutes avant la fin dudit discours, notre homme décida de mettre un terme à sa villégiature sur le patio. Sans aucune considération pour les autres, il ouvrit donc la porte menant à ladite salle, vêtu d’un impeccable trench-coat qui découpait avec élégance sa fine silhouette et ses solides épaules, dignes d’un bel ours troglodyte peuplant les Alpes suisses. Sa rancune envers la femme aimée s’apaisait tandis qu’il la regardait d’un œil amouraché, lui l’écrivain en déshérence, dégoûté de tout, il aimait ses mots, la passion qu’elle mettait dans ses syllabes, bien qu’il détestait tout ce qui lui rappelait cet établissement détestable. Il se sentit presque revivre. Le ressentiment, le sentiment du douloureux rejet s’étiolait sous l’effet de cette voix de sirène qui lui offrait, par sa narration, des perspectives nouvelles. Pourquoi l’Institut Arcimboldo ne lui avait pas offert la rédemption qu’il désirait depuis tout petit ? Pourquoi cet échec retentissant en dernière année d’étude, en définitive ? Andreas, doux rêveur à demi-lucide, se figurait alors un monde, un scénario alternatif où il aurait pu partager l’émotion collective, ressentir les frémissements sacrés de la nostalgie, puis, plus mièvrement, une autre vie où il aurait pu s’ouvrir à Mary et l’épouser dix ans plus tôt.
Mais comme toute mièvrerie sentimentale, cela ne pouvait pas durer. En effet, Simon Ford, qu’Andreas jalousait pour des tas de raisons, expectorait déjà ses glaires de mépris. L’écrivain damné considéra le dialogue qui s’ensuivit avec l’imbécile fortuné et l’orgueilleuse diva avec une certaine circonspection. Ces deux-là le regardaient, comme chiens de faïence, l’un voulait qu’il disparaisse, l’une projetait de se servir de lui, le marginal abhorré de tous qu’on dédaignait volontiers, pour sanctionner et humilier son détestable prétendant. Le bellâtre Ford souhaitait en découdre avec lui, le dégager manu militari, tandis que la belle et sinistre Mary dévoilait en vérité son mode manipulatoire depuis le début.
« Ce que vous êtes décevants… » semblait signifier le soupir d’Andreas, alors qu’il se murait dans un silence impénétrable digne d’un sphinx pendant quelques secondes ; quelques secondes à l’issue desquelles la rousse flamboyante s’empara de son bras pour le mener par le bout du nez hors de l’enceinte. Comme cela, tout de go, sans prévenir. Mary était une nature assez passionnée et impulsive, après tout. « Vos désirs sont des ordres, madame. La septième roue du carrosse vous emmène ailleurs, loin des agitations urbaines. » confessa-t-il sans vraiment la regarder, avec une outrecuidance remarquable, tel un homme coincé dans ses contradictions internes.
Où avait-il trouvé ce manteau hors de prix, alors qu’il s’était rendu ici habillé de son pull noir proverbial ? Personne ne voudrait le savoir, en fait. Gardons ce secret sous le sceau de l’omerta. Mary ne voudrait pas le savoir. Encore moins Simon. Simon qui, par ailleurs, voyant l’abhorrée et l’adorée décamper, ressentirait peut-être ainsi, dans une curieuse communion, une fraction de ce qu’Andreas avait vécu dans les murs sinistres arcimboldiens.
Au cœur de ce jardin, une toile vivante d'émotions et de formes prenait vie sous les yeux du couple antagonique, rappelant les tableaux enchanteurs du maître italien ayant donné son nom à cet institut prestigieux. Les parterres semblaient être des palettes de couleurs, habilement mélangées par une main invisible ; les arbustes et les fleurs s'entrelaçaient comme les traits d'un pinceau bienveillant, créant une symphonie florale aux teintes délicates, à l’image d’amants qui s’étreignaient d’amour et d’affection. Les allées sinueuses, tels des chemins de broderie, invitaient les visiteurs à se perdre dans ce labyrinthe végétal. Les haies taillées avec précision procuraient en revanche une sensation de structure, tandis que les plantes sauvages poussaient en désordre dans un laissez-faire institutionnalisé, comme si elles avaient été peintes en une multitude de détails éclatants. Le jardin regorgeait de surprises visuelles, avec des buissons sculptés en visages souriants et des topiaires qui prenaient la forme de créatures fantastiques. Les fleurs, disposées avec soin, représentaient des mosaïques éphémères, des portraits floraux qui évoquent les visages, les animaux et les objets. L'eau dansait à travers le jardin sous la forme de ruisseaux sinueux et de bassins miroitants. Des nymphes et des divinités aquatiques, sculptées dans la pierre, émergeaient des eaux pour admirer la beauté qui les entoure. Les oiseaux, esprits ailés du jardin, chantaient enfin des mélodies harmonieuses, instaurant une ambiance musicale qui semble synchronisée avec les couleurs et les formes changeantes du paysage.
Toujours sans oser la regarder, Andreas, dont les pensées devenaient confuses, prononça une parole, une question subite, soudaine, comme s’il souhaitait se libérer d’une chaîne, d’un fardeau. Sans même qu’il s’en rende compte, il se sentit l’âme d’un gentilhomme, passant délicatement sa main froide et pâle sous la taille svelte de l’écrivaine passionnée, toute chaleureuse, toute feu grégeois.
« Mary, ma chère désirée, je voudrais t’inviter à dîner ce soir. Est-ce que tu consentirais à me donner quelques heures de ton temps ? » L’amour attendrissait l’âme de cet homme vaincu, pourri de ressentiment, dominé par son égo, sa profonde envie de gagner l’estime de la femme qu’il désire. À l’image de l’Atrabilaire amoureux, misanthrope par excellence du théâtre français molièrien, le sinistre cynique Andreas désirait Mary, la coquette, aux airs lointains de Célimène.[/size]
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