L'année est 10175 AG.
Sur le monde prospère mais reculé de Caladan, Leto, 35 ans, 276e Duc des Atreides, est à un tournant de sa vie sans en avoir conscience. Sa réputation est à son zénith et il est un des hommes les plus prestigieux et influents du Landsraad. Il est devenu si populaire que son ami, le Padishah Shaddam IV, commence à se méfier de lui. Cette méfiance conduirait à sa perte avant longtemps.
Mais là ne sont pas les pensées du Duc tandis qu'il regagne son palais après un duel acrobatique contre un de ses as. Il a refusé de se marier par choix politique. Il a refusé de prendre une compagne par désintérêt. Le combat est sa passion. C'est un homme de fougue et d'action. Pourtant, le Bene Gesserit a introduit chez lui le remède à son tempérament flamboyant.
A bientôt 21 ans, Jessica, très jeune Révérende-Mère de l'ordre, a été conduite par un prospecteur du Duc Atreides jusqu'au palais, où elle fait l'objet d'un examen approfondi.« Hrmmmm… » bougonnait presque le vieux Mentat, Thufir Hawat, tandis qu’il continuait de dévisager Jessica sous ses épais sourcils blancs. Ses lèvres fines, rougies à l’extrême par le jus de sapho que consommaient tous ceux de son ordre, étaient serrées, figées dans une moue désapprobatrice. On l’avait prévenue que le Duc Leto n’avait jamais gardé une concubine, pas même le temps de la bagatelle, mais nul n’avait jamais évoqué l’hostilité de Hawat.
On l’avait pourtant prévenue du risque : une Mère avait entretenu une relation avec le Mentat durant sa jeunesse, et ce dernier en avait gardé une rancune tenace contre les femmes en général, et le Bene Gesserit en particulier. Les examens et le long interrogatoire auxquels la jeune Jessica avaient été soumise, bien que respectueux, auraient sans doute dissuadé une femme moins résolue de poursuivre ses plans, et le Mentat était confronté à un choix difficile : celui de renoncer à son puissant désir d’incommoder Jessica jusqu’à la faire craquer, pour respecter son devoir et son maître, ou de s’y accrocher en faisant affront à son serment envers les Atreides.
Lorsqu’il soupira et se relâcha finalement, vaincu, Jessica sut qu’elle avait gagné, et le Mentat lui permit de quitter son bureau, l’accompagnant à la sortie et à travers les grands couloirs de la demeure des Atreides.
La Maison Atreides avait passé 20 générations sur ce monde reculé, baigné par un vent iodé et dominé par les océans. Ces couloirs sombres, éclairés par des globes lumineux, étaient marqués par leur héritage, et ils étaient devenus une partie de ce monde autant qu’il avait imprégné leur identité. Leur empreinte était partout et même les hameaux les plus isolés connaissaient les Atreides et les considéraient comme leurs souverains légitimes et ancestraux.
C’était rare pour un fief siridar et pour une Maison autrefois connue pour son nomadisme, allant, au gré des ordres du Padishah, réaliser Sa volonté et faire respecter les lois de l’Empire. Mais telles étaient les choses et cette planète éloignée en avait profité, prospérant sous leurs règnes et s’étant grandement développée sous le règne du défunt père de Leto, Mintor. Le Château-Caladan était à la fois le cœur de Caladan et le cœur des Atreides à présent, et ce pour longtemps.
On aurait pu croire que cette sédentarité aurait émoussé la réputation martiale de cette Maison, mais la présence de soldats robustes et disciplinés à chaque détour semblait signaler le contraire. Ils portaient l’uniforme vert clair et l’aigle rouge des Atreides avec fierté et vaquaient avec une ardeur manifeste, bien occupés et certainement pas lassés par l’inaction. Il est vrai que le Duc Leto était réputé pour son goût des aventures militaires.
La prétendante fut interrompue dans ses pensées lorsque Hawat l’arrêta finalement devant une double-porte en bois massif, encadrée par deux militaires au garde-à-vous qui claquèrent des talons en reconnaissant le Mentat. A n’en pas douter, derrière ces portes était quelque chose d’important ; ou quelqu’un. Tout lui donnait l’impression qu’on allait ouvrir ces portes et que le Duc l’accueillerait, avec morgue et distance, depuis les confins de son bureau ; mais il n’en fut rien.
« Thufir Hawat ! Que m’as-tu amené ? »La voix était belle, presque joyeuse, mais puissante, habituée à commander, et elle avait résonné subitement jusqu’à eux depuis le bout du couloir. Une silhouette grande et svelte aux épaules larges s’avançait vers eux d’un pas rapide. L’homme avait de longs cheveux noirs encadrant un visage d’une élégance sévère malgré son léger sourire. Il portait un uniforme de pilote atreides dont le col avait été ouvert, sa doublure noire soulignant, même de loin et malgré le teint halé, la petite parcelle visible de son torse.
Il eut tôt fait d’arriver jusqu’à eux et il ne tourna son regard vers Jessica qu’au moment où il s’arrêta, semblant la découvrir enfin. Il était vrai que ses robes et sa coiffe noire de Révérende-Mère manquaient de style et dissimulaient largement les épais cheveux roux qui la faisaient souvent remarquer. Mais Leto la remarqua enfin, ou plutôt remarqua-t-il que la sorcière qu’on lui amenait était jeune, à peine adulte, et d’une beauté frappante. Il se perdit une seconde dans ses yeux verts et marqua un bref arrêt avant de battre des cils pour revenir à son Mentat.
Thufir Hawat conduisit le Duc plus près de la porte et conféra avec lui en chuchotant. Jessica pouvait tendre l’oreille et essayer de lire sur les lèvres, mais ils parlaient dans le langage de bataille atreides, un langage mêlant le cryptique et antique français de l’ancienne Terre et des signes, un secret aussi bien gardé que le langage des signes du Bene Gesserit lui-même ou de n’importe quel autre langage codé, nombreux dans l’Empire. Il était cependant évident de deviner ce qui se disait : Hawat expliquait la raison de la présence de Jessica et soulignait ses réserves malgré le passage sans faute de son inquisition. Leto tourna le visage vers elle un moment, les sourcils froncés, les yeux curieux, l’expression indéchiffrable, avant de hocher la tête à son serviteur et de poser une main sur son épaule.
Quelques mots plus tard, le Mentat s’était retiré, visiblement contrarié mais obéissant, et Leto avait poussé les portes de son bureau pour y entrer.
« Vous venez ? » lança-t-il à Jessica une fois à l’intérieur.
« Je croyais que vous étiez là pour ça ! »Il n’y allait pas avec le dos de la cuillère, mais tout le monde savait que les sorcières du Bene Gesserit avaient toujours leurs raisons pour faire ce qu’elles faisaient, qu’elles suivaient toujours un plan, et que leurs plans étaient toujours des morceaux de plans plus vastes et mystérieux. Ne jamais mentir ne les empêchait pas de dissimuler, mais elles appréciaient, disait-on, les gages de franchise.
Le bureau de Leto n’était pas plus lumineux que le reste des lieux. Caladan n’était guère lumineuse, les habitants s’y étaient adaptés, mais Jessica risquait de mettre un peu de temps avant de s’y faire, d’autant que le mobilier, en bois massif et presque noir, ne reflétait pas grand-chose des rayons leur arrivant. Un globe lumineux flottant accompagnait le Duc tandis qu’il s’arrêtait près d’un banc pour y desserrer ses bottes de pilotage, éclairant l’homme et ses alentours, attirant l’attention.
« Vos supérieures doivent avoir une confiance illimitée en vos charmes, » coassa Leto sans se tourner vers elle.
« Vous devez savoir qu’aucune femme n’a trouvé grâce à mes yeux. Qu’est-ce qui vous fait penser que vous êtes différente, Jessica ? »