Plan de Terra > Les contrées du Chaos

L'abîme de la dualité [Pv. Vittorio]

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Pirotess:
Cela faisait un an que Pirotess avait quitté les rivages escarpés de Marmo pour honorer la promesse faite à son ancien seigneur. Sa fuite de l'île maudite avait été dantesque et elle avait laissé dans son sillage nombre de cadavres des hommes envoyés à sa poursuite. La galère noire du défunt Ashram l'avait déposé sur les terres d'Ashnard avant de continuer vers le sud en quête d'un havre où les derniers fidèles du mage-guerrier pourraient se reconstruire. C'était le souhait de l'elfe noire de ne pas les accompagner. Elle voulait être seule et se libérer de la colère qui noircissait son cœur. Le temps viendrait où elle retournerait à Marmo pour faire payer à Beld sa trahison. Le roi était responsable de la mort d'Ashram et rien ne saurait effacer ce crime abject. Mais Pirotess savait que la précipitation n'apportait rien d'autre que  plus de tourments. Sa vengeance viendrait, glaciale et infiniment plus impitoyable que les maux que Beld avait abattu sur le fief de son maître. 

Elle avait donc trouvé refuge à Ashnard. La Dictature n'était pas regardante quant aux étrangers qui arpentaient leur territoire. Les mercenaires de tout genre y étaient les bienvenus, surtout depuis que la guerre contre Nexus s'enracinait pour durer. Les pertes des deux camps étaient conséquentes et toute viande fraiche était bonne à envoyer sur le front. Là, Pirotess s'était distinguée encore une fois par son efficacité, sauf qu'à ce moment, elle était payée à la tête ramenée. Et plus la tête avait de la valeur, plus la rémunération était élevée. Cela ne dura qu'un temps, celui d'engranger assez de bénéfices pour pouvoir voyager vers le sud. Elle avait à nouveau prit la mer. A la cité portuaire de Sin Anôn, elle avait embarqué sur un gros navire de commerce qui devait naviguer du grand Nord aux eaux plus tempérées situées loin au Sud de Nexus. Battant pavillon neutre, il n'avait normalement rien à craindre du conflit actuel.

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Le soleil descendait sur la ligne d'horizon, nimbant les eaux bleues de la mer occidentale de ses derniers rayons lumineux. L'activité sur le pont régnait et les matelots s'activaient à leurs tâches sous les ordres d'un vieux briscard à la barbe blanche. Le capitaine était un vétéran de la marine commerciale et il n'avait pas posé de questions quand une elfe noire s'était présentée pour embarquer à son bord. Elle avait payée son voyage et c'est tout ce qui comptait. Pirotess se tenait droite, près d'un bastingage, à l'écart, engoncée dans sa longue cape qui dissimulait ses origines. Elle restait discrète et ne rabaissait sa capuche que quand elle était seul. L'observateur moyen aurait pu la confondre avec une indigène des terres orientales s'il avait pu entrapercevoir son visage. Son regard dérivait à l'horizon, loin à l'Ouest, vers Marmo, l'île qui occupait toutes ses pensées. Le navire voguait depuis deux semaines sans avoir rencontré d'embûches. Le capitaine avait déjà ordonné quatre escales brèves pour embarquer des marchandises et de nouveaux passagers. Le gros bateau ventru n'était pas taillé pour la vitesse mais pour le transport de fret. il disposait de larges soutes et de nombreuses cabines allant des plus modestes au raffinement luxueux nécessaire à certains voyageurs. Pirotess occupait l'une de celle proposées à un tarif acceptable. Elle n'avait pas besoin qu'on lui apporte un verre de jus de pruneaux au réveil ...

L'air iodé se rafraichissait à l'approche de la nuit et le capitaine vint près d'elle.

"M'es d'avis ma p'tite dame qu'la nuit va être agitée..."
"Je le crois aussi capitaine."

Le trop beau temps de l'après midi passé augurait un orage voire une tempête en contrepartie. Ce n'était pas une surprise, cette région là était connue pour ses changements climatiques brusques. Ils n'échangèrent pas plus et le capitaine retourna brailler des directives. Pirotess le suivit du regard avant d'observer les autres passagers déambulant sur le pont. L'un d'eux la frôla, entrainé par mégarde par le ballant d'une vague plus grosse que les autres. Pirotess frissonna. Son aura magique, perceptible pour elle, était supérieure à celle de bien des mages chevronnés. Il s'agissait de ce jeune homme qu'elle avait déjà repéré, beau à se damner, mais aux manières tellement exigeantes qu'il peut en être insupportable. Ce jugement est le premier donc vraisemblablement erroné, elle le sait. Un bref instant, leurs regards se croisent et aussitôt deux forces s'opposent, le bien contre le mal, la lumière contre l'ombre, la vie contre la mort. Qu'importe les noms, le fait est bien là. La tension est telle, inutile mais bien présente, que les proches passagers en ressentent soudainement un malaise sans pouvoir expliquer pourquoi.

"GROSSE VAGUE!!"

L'alerte est tardive qu'une onde liquide de grosse taille vient frapper le bâtiment par la poupe. le choc est brutal. Un espar cède, libérant une poulie qui vient frapper un jeune mousse aux jambes, le projetant par dessus le bastingage vers une mort certaine. Un humain serait lent, une elfe aurait le temps. Pirotess jaillit pour saisir le cordage arraché et se précipite dans le vide. Le mousse n'a pas dix ans et son poignet est fin. Elle parvient à l'agripper et le ramène à elle alors que l'élan la ramène après un vol circulaire sur le plancher salvateur. Le gosse est en larmes et s'accroche à elle. Quand un marin le retire, le petit arrache la cape de l'elfe et la dévoile aux yeux de tous. Sa longue crinière blanche tranchant sur sa peau sombre se libère et claque au vent qui se durcit.

"Ah !Une sale oreille pointue!!"
"Une elfe noire! Elle va nous porter malheur!"

Les quolibets fusent, lancés par la masse ignorante que représente l'humanité.

"VAGUE!"

Le capitaine ne se trompait pas ...

Vittorio Vulcano:
La Mer, l’unique objet du ressentiment de tous ces misérables hères réunis sur ce vaisseau boisé fendant ses eaux troubles, administrait sa justice implacable : les remous qu’elle encoche avilissent sa coque, percent ses planches, rudoient ses échafaudages et dans les cas les plus funestes entraînent au plus profond de ses abysses les marins éperdus. Sous la houlette d’une maîtresse aux humeurs si massacrantes, les plus beaux ouvrages conçus par l’humanité ne peuvent que se résigner à leur destruction inéluctable. Quelle débâcle que cette traversée ! Sous les secousses, les planches se déclouent et déballent une ribambelle de projectiles rouillés fusant en tous sens, qui meurtrissent bien des chairs convulsées par cette catastrophe. Sur le pont se trémoussent alors autant de damnés avides de sauver leur peau. Les uns houspillèrent l’incurie des charpentiers, les autres tancèrent l’imprévoyance du capitaine et de son timonier, tandis que la majorité abominait les circonstances, circonstances qui favorisèrent un détestable « chacun pour soi ». D’antiques instincts de survie surgissent et l’on vit ainsi des hommes rongés pour certains par de vieux griefs et avides de régler d’anciennes querelles mesquines jeter leurs semblables dans ces eaux funestes pour s’emparer de la première barque disponible ! Du chaos, seulement du chaos, rien que du chaos… Et pour survivre à une telle déroute, il fallait de l’audace, toujours de l’audace, encore de l’audace !...

Emergeait des quartiers du capitaine – qui se distinguait par son absence curieuse – l’Italique aux lèvres de pulpes. Son visage était pâle, blafard, d’une sécheresse mortuaire. À cet instant, rien ne laissait présager la sensualité vorace du Néréide devenu grave. Ce dernier empoignant sa valise se dirigeait à grandes enjambées vers le gouvernail d’étambot ;  de sa main droite, Vittorio libéra un arceau de lumières bleutée qui déchira le voile de la réalité pour laisser croître en lieu et place une arborescence de végétaux qui sectionnèrent cette poupe améliorée, bientôt emmitouflé dans un nid de racines épaisses. Un observateur déduirait facilement des actions du magicien leur finalité : la construction d’un radeau de fortune.

Mais ce faisant, Vittorio commettait un acte de pur égoïsme qui compromit les chances de survie de l’équipage. En effet, sans cet élément essentiel de maintien, le voilier ne pouvait que courir à sa perte et les matelots – Ah, pauvres matelots trop pressés de s’entredéchirer, trop avides d’abattre leur ire sur l’unique femme à bord de race elfique de surcroît… ! – réalisaient sur le tard que cet homme en qui ils se fiaient pour la gestion de la micro-économie domestique du navire les avait trahis tous, sans vergogne aucune. Vittorio Vulcano, oui. Ce comptable à la voix si suave, si délicate et si réconfortante, qui conseillait habilement le capitaine, gérait le ravitaillement, le rationnement et les comptes, rédigeait et lisait leurs courriers, passait en revue leurs quartiers pour exterminer la vermine purulente. Ce médiateur qui, au cours de ces derniers mois, avait, par sa patiente diplomatie, avorté bien des velléités à la mutinerie… Ce magicien qui, tel un oncle de substitut, professeur et docteur, dispensait ses soins à l’équipage et prodiguait des conseils en hygiène de vie ne pensait qu’en définitive à lui-même. Quelle horreur, quelle damnation. Les marins avaient beau jeu de vouer cette mystérieuse Pirotess aux gémonies au cours de leurs conversations mesquines la nuit tombée et de tresser des louanges à « ce brave et gentil garçon qui leur veut leur bien ». Foutaises, foutaises, foutaises… Que les apparences sont trompeuses ! Si le Néréide échappa à la majorité des projectiles pointues et autres giclées d’eau qui assommaient les plus malchanceux, il fut quitte d’une courte estafilade sur son front et d’un filet d’eau croupie qui aspergeait d’un mauvais liquide salin sa chevelure éclatante dont la fraicheur frumentaire s’était ternie ; tandis qu’une vague scélérate anéantissait les derniers espoirs de l’escadre. L’épave du voilier tanguait en tous sens, puis se fracturait, à la façon d’un pitoyable édifice en argiles. Tout, tout se fissurait, tout, tout se craquelait et se désagrégeait ; au milieu de ce chaos subsistait une Pirotess dévoilée et effroyablement mal récompensée par son acte héroïque. Si le suroît seul se riait de la tragique ironie de cet instant… Un zéphyr salutaire caressait la peau chocolatée et la chevelure d’albâtre de l’Elfe. Une douceur providentielle qui l’incitait à tourner la tête et croiser le regard métallique et presque sentencieux de ce jeune homme qu’elle faillit percuter plus tôt dans la journée, à la faveur du roulis de poupe du vaisseau marin.

La même sensation se reproduisit. Des prunelles dorées pleines de ces vives émulations qui conduisent aux embrasements, fustigent l’hésitation et commandent la prise de décision. Pas un mot. Rien. Vittorio fixait Pirotess. Elle devait sauter par-dessus bord et le rejoindre dans les prochaines secondes qui succédaient à ce duel de regard.

Pirotess:
Le ciel bleu sous lequel ils s’étaient bercés toute la journée devint gris, puis plus sombre et très vite, l’horizon noir se zébra d’éclairs terrifiants. Le cauchemar de tout marin, ou plus encore de tout passager inexpérimenté, se réalisait. Le navire grinçait, souffrait, balloté et totalement désœuvré face à la fureur des éléments. Le pont se tordait, soumis à des pressions extrêmes et ses planches de bois explosaient en centaines d’échardes projetées comme des carreaux d’arbalète. La panique à bord engendrait un chaos indescriptible, chacun tentant vainement de sauver sa peau d’une manière ou d’une autre. Les hurlements du contremaitre s’éteignaient, balayés par les rafales de vent sifflantes et glacées.

Près de Pirotess, le mât de misaine céda et s’abattit dans l’axe du pont, achevant la résistance du grand mât qui lui aussi bascula, broyant ceux qui ne furent pas assez vifs pour s’écarter. Des corps gisaient désarticulés, donnant un rendu encore plus effrayant de la scène. L’elfe enjamba ce qui restait d’un homme d’équipage et tenta de rejoindre sa cabine pour y récupérer son sac de voyage. Sans être d’une importance capitale, il renfermait quand même le salaire de ses derniers mois de mercenariat. Mais trop tard ! Une crevasse vint fracturer le pont devant elle, avalant son lot de vies humaines. Pirotess bondit en arrière et recula. Un hurlement de gosse, tout proche, attira son attention. Elle n’eut que le temps de tourner la tête que le jeune mousse qu’elle avait sauvé disparaissait, happé par la crête d’une vague scélérate qui scella le destin du navire. Elle était trempée, impuissante face à ce déchainement de fureur liquide et peinait à garder son équilibre. Elle n’était ni amère, encore moins effrayée. L’appel de la Mort, elle le connaissait bien et était prête à y répondre, seulement, de cette manière … une pointe de colère lui pinça le cœur.

Et puis à nouveau, cette aura magique reconnaissable, halo nimbé d’énergie pure, émanant de l’inconnu au beau visage. Le mage était à l’œuvre et il ne fallut qu’une demi-seconde à l’elfe pour comprendre ce qu’il visait : comme tous, sa survie, mais même si dans une situation comme celle-ci, chacun pensait à soi, lui, démontrait ouvertement que l’avenir des autres ne comptait pas.  Leurs regards s’accrochèrent à nouveau et le rictus qui déforma le visage de l’elfe noir se passait de commentaires. Elle désapprouvait la médiocrité de cette attitude égoïste et aucun mot ne serait plus parlant que son expression à ce moment-là. Un brin de cordage fut arraché à une poulie et lui fouetta la joue, y imprimant une douleur cuisante et l’arrachant à ce triste spectacle de pure indifférence.

Une deuxième vague scélérate, encore plus tranchante que la première, vint sonner la fin du bâtiment. Elle le frappa par tribord avec une force que même un dieu ne saurait mesurer. Le navire bascula, agonisant et sa carcasse massacrée laissa échapper une plainte grinçante à peine couverte par les hurlements des derniers malheureux.  Puis il se brisa, simplement, comme broyé par la main d’un titan. Pirotess courait déjà sur la fine poutre d’un bastingage, vers le seul point d’ancrage à la vie qu’elle apercevait : le radeau de fortune du jeune homme. La proue du bateau se releva, en prévision d’une chute interminable vers les profondeurs de l’océan et l’elfe noire parvint à grimper sur le dragon qui y faisait figure. Elle plongea, après un dernier coup d’œil inutile derrière elle et sentit l‘enveloppe glaciale de l’eau l’enserrer. Elle battit des jambes pour remonter à la surface mais un enchevêtrement de matériel la suivait de près et l’entraina vers les abysses. Elle se débattit violemment, lutta contre les ténèbres, parvint à se défaire de ce fardeau et puisa dans ses dernières réserves d’air pour remonter. Elle émergea épuisée, et sans aucune dignité chercha à avaler de longues goulées d’air. Elle cracha de l’eau, toussa et tendit la main pour attraper la masse qui passait près d’elle. Sans savoir ce que c’était, elle s’y accrocha et tenta de s’y hisser sans y parvenir. Les embruns, la tempête l’empêchait de réfléchir et elle ne pouvait que penser à tenir, tenir, tenir, et ne rien lâcher. Elle subit ainsi peut être quelques minutes, peut être des heures mais l‘effort consuma ses forces. Elle crut s’être évanouit, en douta, s’arracha à sa fatigue et s’imposa à l’adversité pour enfin se hisser sur le frêle esquif végétal. Elle n’y était pas seule et en basculant dans un creux offrant un maigre refuge, elle s’écrasa sur un corps mou qui bougea sous elle. Elle avait toujours, par miracle, son épée à la hanche mais à cette distance, elle n’en avait pas besoin pour tuer un homme. Elle se redressa avec difficulté, voulut parler, fut presque noyée par une vague qui les submergea, en encaissa d’autres. Accrochée à des lianes, elle laissa faire les éléments et toute la nuit, ils attendirent le moment où les abysses les engloutiraient.

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Pirotess ouvrit les yeux. L’humain et elle étaient enlacés comme des amants trop amoureux. Un peintre aurait immortalisé la scène qu’elle en aurait représenté la passion incarnée. Le cœur de l’homme battait et elle se redressa, quittant le confort d’un torse bien proportionné.

Autour d’eux, plus rien. Aucune trace du naufrage. L’immensité de l’océan à perte de vue et un doux soleil comme seuls compagnons. Pirotess esquissa une grimace en se levant, tout son corps protestant contre l’horrible traitement qu’il avait subi. L’elfe noire put enfin voir ce qui lui avait sauvé la vie, piètre radeau mais qui contre toute attente, avait tenu. Un léger vent les poussait vers le Sud-Est pressentit-elle, vers les côtes. Il n’y avait rien d’autre à faire que d’attendre et elle tourna son visage couvert de sel vers l’astre du jour. Ses vêtements lui collaient au corps et elle retira ses cuissardes pour les vider de l’eau qui y macérait. Elle ne disait rien mais observait son compagnon d’infortune. Il était dans le même état qu’elle mais n’avait rien perdu de sa beauté. Ses cernes augmentaient même la profondeur de son regard.

"As-tu les capacités de nous faire rejoindre les côtes ?"

Que dire d’autre ? Regrettes-tu tes actes ? Inutile… Ils vivaient tandis que d’autres non. Tous les autres en vérité. Personne ne survivait à une tempête comme celle qui les avait emportés. Il n’était pas nécessaire de solidifier le radeau, la magie le retenait tant qu’elle restait sous le contrôle du mage. Qui était-il ? Et sa jeunesse n’était-elle qu’apparence, tout comme la sienne ? Pour une elfe, Pirotess était encore jeune oui, mais quelle vie d’expérience elle avait menée jusqu’à présent !

Mais avant d’en apprendre plus sur le mage, il fallait penser au plus pressant. Nourriture, eau … Le ciel était dégagé, une pluie légère aurait été appréciée, quant à de quoi se nourrir … à part sa rapière, elle n’avait rien.

Vittorio Vulcano:
La pluie tombait drue, ajoutant à la désolation des alentours et aux cris des désespérés les larmoiements chagrinés des cieux, témoins de ces tristes événements. Les éléments se déchaînèrent, a fortiori après le déclenchement de la seconde vague scélérate, que la voûte céleste assombrie par un amoncellement de grossiers nuages grisonnants et noircis colorait d’une encre trouble et sale. Les prochaines minutes qui suivirent sonnèrent comme une oraison funèbre ; les solitudes abyssales trouvaient là de nouveaux résidents parmi les futurs macchabées ; le vaisseau décharné, perclus d’avaries, réduit à la portion congrue disparut, comme englouti pour toujours dans l’obsession égoïste d’un seul.

Cela aurait pu pourtant finir autrement. Pirotess était libre de haïr l’indifférence de Vittorio. L’indifférence, c’était après tout l’aboulie dans le cas présent et la force motrice qui engendre la méchanceté ; l’égoïsme, véritable hécatombe où croupissent toute grandeur d’âme et toute responsabilité individuelle ; le poids mort de l’Histoire, le marécage qui entoure l’antique cité et la défend mieux que les murailles les plus solides, mieux encore que les poitrines de ses guerriers  parce qu’elle engloutit les assaillants dans ses goulées de limon, parce qu’elle les décime et les décourage jusqu’à les faire renoncer parfois à leur entreprise héroïque ! La refuser, c’était alors opposer la sensibilité, la sagesse et l’imagination. La mercenaire semblait avoir la sensibilité pour percevoir les souffrances, la sagesse pour les analyser et sans doute assez d’imagination pour inventer les solutions qui y mettraient fin, mais bien des contraintes se seraient imposées à elle qui ne détenait ni magie puissante, ni influence sur ces esprits. Contrairement à Vittorio qui n’en fit rien. Rien ! Oui, Pirotess était libre de se déclarer hostile, impitoyable à l’égard de cet indifférent incapable de sympathie envers ses semblables, à l’égard de cet homme qui avait violé ses devoirs en tant qu’être humain et qui, manifestement, ne sentait battre dans sa conscience virile la nécessité de faire société jusqu’au bout… Spectatrice d’une injustice, la colère, sœur de la pitié, tenait peut-être lieu d’Apollon à l’Elfe noire qui se parait d’un rictus… Le voici donc, ce bellâtre si sûr de lui, si apprécié des flibustiers pour les nombreux bienfaits qu’il leur avait prodigués, si insupportablement parfait qui manœuvrait le plus froidement possible sur son rafiot en perdition pour se tirer hors d’affaire dans le triomphalisme de son orgueil tranquille.

L’indignation – nemesis ! – supposait alors dans le cas présent l’absence de tout intérêt personnel et la seule considération du prochain, ce qui était d’autant plus remarquable que la femme avait été traitée avec froideur par cet équipage maudit durant cette funeste traversée. Faisant fichtre de ces considérations morales, l’Océan et ses remous poursuivant leur chemin, s’emparait de leurs sinistres dus, épargnant néanmoins les vies des deux protagonistes enlacés l’un contre l’autre sur cet étoc noueux, foisonnant de racines compartimentées dans d’obscures fouillis. Au cours de cette nuit chaste mais effroyablement mouvementée, la belle étreignait le beau et le beau étreignait silencieusement la belle, malgré son forfait et son insensibilité ; les tragédies étaient parfois conciliatrices des tempéraments antagonistes, scellaient des rapprochements, dit-on. Le Néréide la vit ainsi positionner sa tête contre son muscle pectoral, n’opposait aucun refus, comme si sa curiosité la poussait à vérifier si l’homme avait bien un cœur qui battait là-dessous. Au milieu de la nuit, les grelots ne tardèrent pas à apparaître ; il faisait froid, très froid ; il fallait donc se réchauffer mutuellement, survivre en mutualisant leurs forces et leur feu vital et, par instinct, Vittorio introduisit quant à lui sa main dans sa longue crinière d’albâtre, caressant et flattant cette encolure qui lui tenait lieu d’édredon. Pirotess put dormir et trouver un semblant de repos, étendue de tout son long sur Vittorio, mais lui ne saurait se reposer. Il devait rester éveillé pour s’assurer que lianes et branchages restaient solidement associées et ne plieraient pas devant la première adversité – et les ronronnements de l’Elfe noire participèrent à cette alarme constante.


Lavée par le chaos, la matinée promettait une belle journée. Le couple avait survécu au pire et Vittorio, yeux mi-clos dont les cernes trahissaient la fatigue accumulée, sentit sa protégée se détacher de lui. Elle rompit ainsi cette courte accalmie et signalait par la présente le début des règlements de compte verbaux. Rien, pas même un mot de remerciement, pas une seule salutation. Une demande, sèche, qui donnait la couleur de ses attentes ; comme tous les Hommes, elle voyait en lui un moyen et non une fin. Un soupir s’élevait hors des lèvres charnues de l’Italique qui s’emmurait dans un silence rancunier ; lui revint alors en mémoire le rictus dédaigneux de cette Elfe noire et il lui fit savoir à quel point son attitude lui déplut en fixant un temps de latence avant l’élaboration de sa réponse. La voix chantante et mâtinée de cet accent naguère si chaleureux de l'Italique n'exprimait plus que défiance et, peut-être, un brin de remords.

« Je peux accroître mes chances d’atteindre la terre ferme, oui. »

Vittorio – en plein déni – tourna ensuite le dos à Pirotess et se saisit d’une liane puis d’une planche. L’Elfe ne le portait pas dans son cœur, comme l’attestaient son absence de formalités et la grimace de la veille. Très vite, ses gestes accélèrent leur cadence, une magie pourpre entourait ses doigts engourdis par le froid de l’humidité passée et une floraison de fruits goûteux réunissant pêle-mêle fraises, pommes et bananes apparut au creux d’un panier tressé à partir des matériaux locaux.

« Voici ton repas. Mange car tu as besoin de prendre des forces. Dans une heure, après que mes réserves de magie se soient restaurées, je te construirai une petite embarcation et je te doterai d’assez de vivres pour survivre quinze jours en mer. Après quoi, tu partiras de mon radeau... Bonne continuation, étrangère. »

La tension était palpable sur l’embarcation car la communication fut effroyable dès ses balbutiements. Il lui tendit alors le panier fruité puis retira son pardessus bleuté, dont il entendait se servir comme voilier afin de stabiliser sa traversée, avant de s’asseoir sur un petit lit de racines enchevêtrées, promenant son regard mélancolique sur cet horizon si paisible mais si incertain. Bouche bée, le damoiseau ne disait plus mot face au bruissement des vagues.

Pirotess:
Ses chances? Alors qu'elle questionnait en leur nom à tous les deux, il répondait au singulier, le sien exclusivement. L'assassin sombre plissa des yeux. Si l'homme recherchait l'affrontement, ses chances de vaincre alors qu'ils se frôlaient étaient très minces. S'il comptait s'en tirer en l'excluant de toute initiative, Pirotess ne sombrerait pas seule. Ils se faisaient face, aussi fiers l'un que l'autre même si chez lui, cette fierté associée à un autre trait que l'elfe considérait comme peu flatteur, exsudait par tous les pores de sa peau claire. Chez la tueuse, tout se transcrivait dans son attitude, létale et incitant à la prudence.

Il avait le visage marqué, son combat nocturne contre la fatigue ayant altéré sa beauté. Néanmoins, la situation ne s'envenima pas et faisant preuve néanmoins de générosité, il usa de magie pour produire une nourriture dont l'apparition fut gâchée par son commentaire. Il l'abandonnait donc bien, c'est ainsi qu'il envisageait la suite. Ce mage avait la possibilité de survivre en appelant ses pouvoirs à la rescousse. Elle, ne ferait que dériver au bon vouloir des vents, destinée à sécher sur un radeau inutile. Plutôt mourir! Mais ... pas maintenant.

L'elfe noire saisit une pomme dans le creux de sa main et la tendit au mage. Elle était loin d'avoir son niveau, d'ailleurs, elle n'avait jamais appris à maitriser la magie. Cependant, les aptitudes propres à sa race lui permettait d'accéder à la toile universelle pour y puiser certaines compétences. Elle invoqua un toucher de putréfaction et la pomme se flétrit jusqu'à pourrir et couler entre ses doigts ... qu'elle posa sur une liane maintenant la condition de l'esquif. Si elle pourrissait elle aussi, une partie de leur frêle abri céderait. L'homme menaçait, elle aussi pouvait répondre.

Mais tout comme il avait accepté jusqu'à présent l'idée de sa présence. Elle fit de même et attrapa une autre pomme dans laquelle elle croqua à pleines dents. La chair ferme et sucrée, presque fondante une fois en bouche, lui arracha un sourire discret. Les elfes ne se nourrissaient pas d'aliments d'origine animale ou autres équivalents. Les fruits et légumes constituaient l'essentiel de leur alimentation et très vite, elle n'eut plus faim. Son métabolisme rapide s'adaptait à la difficulté et elle trouva dans ce réconfort onctueux de quoi satisfaire la demande pressée de son corps.

"Tu n'iras nulle part sans moi. Si tu as dans l'idée de m'abandonner à mon propre sort,  je m'assurerais que tu n'arrives à aucune destination, et que ta carcasse aille nourrir les poissons de cet océan."

Elle laissa errer son regard sur l'immensité liquide, tout comme lui quelques instants auparavant. Le soleil rendait l'eau scintillante et son reflet blessait les yeux de l'admirateur trop insistant. Un peu plus de vent aurait été souhaitable; à ce rythme là, on les retrouveraient momifiés dans des siècles.

"Ne surestime pas ta puissance, et ne sous-estime pas la mienne. Je ne ferais pas l'erreur de tes anciens -amis-."

A cet instant, et alors que rien d'autre que les vaguelettes ne troublait la surface de la mer, un choc  sous la coque de bois faillit les faire chavirer. Pirotess bascula aux côtés de l'homme pour rétablir l'équilibre du radeau, aux aguets. Un second choc, plus brutal, les secoua encore une fois. Autour de leur refuge, un remous surgit des profondeurs, annonçant l'arrivée d'un visiteur dont ils se seraient bien passés.

Les contes et légendes de la mer étaient tous basés sur des faits réels et bien que les marins du monde entier aiment à raconter des histoires terrifiantes, ils étaient eux-mêmes sujets à des peurs viscérales. Ce qui se cachait dans les profondeurs de l'océan avait souvent faim et rien n'était plus facile à chasser que des bipèdes maladroits à la surface des eaux.

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