Mogak avait raison de placer sa confiance en Mithra. La diablesse s’amusait grandement à rattraper les lances jetées dans sa direction, pour les renvoyer sur leurs poursuivants. Elle n’avait pas réellement navigué dans sa vie, et ne possédait que peu de souvenirs liés à l’eau, dont les fantômes auraient pu prendre avantage.
A vrai dire, elle n’avait navigué qu’une seule fois dans sa vie, lorsque son parrain lui avait fait faire le tour de l’océan infini qui entourait son domaine. Et à part l’émerveillement de voir d’absolus titans marins déformer les flots, il n’y avait rien de bien marquant. Rien qui ne vaille une apparition mortelle.
La situation semblait être parfaitement contrôlée. Pourtant un raffut étrange prenait en proie la proue, secouant le rafiot avec violence. Mithra se tut, attendant de voir si le vacarme se calmait, alors qu’elle embrochait les derniers poursuivants de leurs propres lances empoisonnées. Et pourtant, le vacarme à l’avant de la pirogue ne cessait pas.
« Mogak !? » Appela Mithra, se retournant rapidement. La scène était étrange au plus haut point, mais ce qui attira tout de suite l’attention de la princesse, ce fut l’odeur de ce fantôme hurleur. Elle ouvrit grand les yeux de surprise. Cette chose n’était pas une invocation de la cave, elle le sentait. « Bien joué. » Se contenta-t’elle de commenter.
Mithra ne se prenait pas vraiment d’affection pour Mogak, quoiqu’elle trouve un nouveau respect pour cette mortelle. Mais la féline comprenait bien la situation dans laquelle se trouvait l’orc, et elle ne pouvait qu’imaginer l’angoisse qui lui serrait la poitrine alors qu’elle avançait droit vers une mort probable, un destin incertain. Aussi n’allait-elle pas en rajouter de sa curiosité féline.
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« J’ai toujours eu l’œil pour reconnaître les meilleurs. » Se vanta Helel. « Peut-être que cette amazone verdâtre a une chance ? Qui sait ? »
Un léger rire quitta les lèvres de quelques-uns des nobles réunis. Beaucoup d’autres arrivaient, alors qu’ils avaient reçu un message les avertissant de la deuxième épreuve. Dans une pièce à l’étendue infinie, ils pouvaient marcher sur l’eau, observant une nouvelle projection centrée sur la barque enchantée.
« Ta favorite a l’air d’avoir une histoire intéressante à raconter. Je me demande également ce que lui veut Mithra. » Admit Aamon, caressant sa barbe alors qu’il tournait autour de l’image des deux femmes. « Elles n’ont pas fini, et Ujjayi est presque au bout de la tâche, de son côté. »
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La jungle trembla, les flots se déchainant, soulevant la barque avant de la laisser retomber avec violence en son sein. Les arbres se déchiraient de l’intérieur, remplacés par de la pierre noire ou des cristaux rougeâtres. Bientôt, l’eau était devenue magma en fusion, brulant comme l’enfer. Sous son enveloppe mortelle, même Mithra était en danger face à une telle chaleur.
« Putain… » Souffla-t’elle, complètement estomaquée par la suite des évènements. Mogak devait se douter au regard perdu de la princesse, que quelque chose n’allait pas. « Je crois que ce n’est… »
Un grand craquement, similaire à un coup de tonnerre, retentit. Et, accompagnant le bruit séismique, une pointe jaillit du sol, formant un pic dans ce paysage chaotique. Mithra leva rapidement son bandeau, et une bulle translucide, légèrement bleutée, se forma autour du bateau. Ce dernier avait repris son apparence originelle, et semblait avoir salement noirci sous l’effet de la lave dans laquelle il baignait.
Heureusement, ce sortilège protégerait le rafiot, la princesse et l’amazone, alors qu’elles dérivaient dans ce qui était très clairement une partie très spéciale des enfers. Il n’était pas donné à tous les démons de reconnaître cet endroit, mais Mithra le connaissait de nom, en avait entendu des récits, de son mentor comme de son parrain.
« Ce n’est pas pour moi… » Elle soupira. Aamon devait être rouge de colère et d’incompréhension, en ce moment.
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« Qu’est. Ce. Que. Cela. Veut. Dire !? » Grogna le Loup Noir, enragé.
Le silence avait atteint une pièce qui se complaisait habituellement dans les commentaires sur les différents participants. L’endroit où naviguaient les deux chasseuses, n’était autre que le purgatoire personnel d’Aamon. Une forêt de pierre parcourue d’un lac de lave et de flammes, l’endroit où finissaient ceux qui avaient triché ou avaient trompé le Loup Noir. Seul Helel affichait un léger sourire. Oups ?
« Pourquoi cette réaction, mon frère ? N’es-tu pas celui qui dirige ces apparitions. » Demanda Buer, l’air perplexe.
Aamon respira un long moment. Il était rare de le voir s’énerver ainsi. Et le message était clair : quelqu’un venait d’interférer avec le tournoi, de façon très directe. Le shaman qui était apparu aux deux femmes, les avait menées dans une dimension qui leur servirait de mise en garde. Et ce sans jamais qu’Aamon ne l’ait autorisé.
« Ce shaman n’est pas un invoqué. Il est venu se manifester et modifier la course par lui-même. » Avoua Aamon, soulevant un léger murmure chez les spectateurs. « J’aurai beaucoup de questions pour ces deux chasseuses, à la fin du tournoi. » Le Loup Noir, curieux ? Voilà qui étonnait bien des gens.
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Dans cette bulle, le son ne passait pas. Un peu comme l’enchantement de protection qu’avait utilisé Mithra pour s’entretenir avec Mogak, quelques heures auparavant. La féline avait l’air concentré, essayant tant bien que mal de maintenir le sortilège en place alors que l’environnement essayait de tout détruire.
« C’est ici que finissent les intrus et les tricheurs. Les limbes d’Aamon, le maître de la chasse et l’organisateur du tournoi. » La diablesse observa les alentours. Il n’y avait aucune issue, évidemment. « Tu peux parler librement tant que cette bulle est active, mais je ne sais pas combien de temps je pourrai la maintenir. »
Autrement dit, était-ce une punition immédiate ? Non, ce n’était pas dans les habitudes du Loup Noir d’agir ainsi. Il aimait dresser en exemple les contrevenants, les sermonner avant de les condamner à cent ans de supplices. Un avertissement pour Mogak, un avant-goût de son futur ? Cela semblait aussi improbable. Les fantômes ne pouvaient voir l’avenir.
« Quelle était la chose que tu as tué ? C’est surement ça qui n… » Mithra fut interrompu par le bruit de doigts agrippant le bois de leur barque. Rapidement, elle se retourna, voyant le shaman à nouveau face à eux, à moitié englouti dans la lave.
Le magicien tendit son doigt vers le cœur de Mogak. Il n’essayait même pas de monter sur la barque. Il se contentait simplement de se pencher vers l’autre orc, l’air fou, les yeux complètement blancs. Mithra inspira son odeur à nouveau. Il n’était pas vraiment là, mais il n’était pas non plus un des fantômes de la cave.
« Le Grand Duc ! Ta destinée ! » Il parlait la langue des démons ! Et les paroles du shaman changeaient petit à petit l’environnement, laissant place à un océan infini d’un bleu pur. « Ma dévotion ! Mon tribut ! »
Les yeux de Mithra s’ouvrirent grand de surprise. Elle connaissait cet endroit, et pourtant elle ne pensait pas que cette vision lui soit adressée. C’était l’océan des Léviathans, celui qui entourait le domaine infernal de son parrain.
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L’arrivée dans le domaine du Grand-Duc avait entièrement coupé la liaison avec la salle de projection, énervant d’autant plus Aamon. Personne ici ne savait où se trouvaient actuellement les deux chasseuses. Sauf Helel, maître de son domaine, capable de sentir la moindre présence entrer sans son accord.
Plutôt que de rester dans une pièce devenue totalement noire et dépourvue de son, les nobles s’en étaient allés observer l’épreuve pour les différents participants, qui arrivaient dans la grotte au compte-gouttes. Le Loup Noir n’interrompait jamais son tournoi, et il semblait avoir accepté de laisser couler les évènements jusqu’à la fin des jeux.
Helel, quant à lui, s’était volatilisé.
Il se souvenait enfin de ce shaman. « Le premier croc des terres du sud ». Un chef de guerre devenu érudit, lorsqu’il avait trouvé le grimoire des lamentations, le grimoire d’Helel. Le shaman avait toujours été obsédé par l’idée de devenir l’apprenti du Grand-Duc. De nombreuses fois, il l’avait invoqué, et avait été rejeté.
Helel était clair quant aux règles : il ne faisait pas de n’importe qui un démon. Ses critères n’étaient pas forcément le talent, la puissance. Il aimait reconnaître un égal ou un adversaire, dans ceux et celles qu’il élevait au rang de démon. Donner la puissance à n’importe qui, voilà qui n’avait rien d’intéressant.
Cela ne l’avait pas empêché de maitriser le grimoire à la perfection, apprenant la langue et la magie des démons, la mélangeant aux rituels shamaniques de son peuple. Pourquoi alors envoyait-il Mogak dans ce tournoi, vers une mort certaine ? Savait-il qu’Helel lui viendrait en aide ? Pensait-il que cette « offrande » lui donnerait les bonnes grâces tant convoitées de la part du Grand-Duc ? Tout n’était pas encore clair.
Pourtant, Helel n’était pas non plus venu se joindre à la joyeuse réunion sur le bateau. Depuis son ile, il observait la barque dériver au loin.
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« Grrrrrrrrggggghhhh… » Les griffes fixées au gant de la féline venaient de transpercer le crâne du shaman, s’ôtant uniquement pour laisser tomber le corps dans l’eau. « Mon… Offrande… La championne… » Un râle d’agonie, et l’orc coula lourdement sous les flots
« Qu’est-ce que c’est que ce type ? Je n’ai jamais vu ce genre de magie. On dirait quelque chose de démoniaque, mais pas totalement… » Mithra soupira, relâchant enfin le sortilège qui n’avait plus lieu d’exister. Elle sentait que cet endroit n’était pas une illusion de la caverne, ils étaient bel et bien chez son parrain. « Mais je comprends mieux maintenant. Dis-moi, comment t’es-tu retrouvée dans ce foutoir ? Si cet orc voulait t’offrir à mon parrain, il y avait d’autres façons de s’y prendre. »
Plusieurs sceaux apparurent, recouvrant la barque, alors qu’elle se faisait téléporter une nouvelle fois, une dernière fois. Vers le bout de cette épreuve, les quais à l’autre bout des cavernes. Mithra reconnaissait la magie d’Helel à l’œuvre, usant à distance de sa magie pour remettre les participants dans la course.
Les quais en question menaient rapidement sur l’autre partie de la forêt, constamment coincée dans un climat glacial et blanche de neige. Le groupe venait de passer d’un été ensoleillé au plus mordant des hivers, en ayant traversé ces montagnes par les cavernes.
Près des embarcations, Ujjayi attendait Mogak, visiblement surpris de la voir accompagnée par Mithra.
« Alors, laquelle d’vous deux a eu besoin d’l’aide de l’autre ? BAHAHAHAHAH ! Ah, les gamines, incapables d’se débrouiller seules. » Le gros ours éclata de rire à nouveau. Mais il était, très visiblement, lui aussi épuisé et amoché par le périple. « J’imagine que’tu t’joins à nous pour l’moment, Mithra ? »
La féline sembla hésiter. Elle aurait refusé, en temps normal. Mais Mogak l’intriguait au plus haut point.
« Pourquoi pas. Si vous ne me ralentissez pas. » Dit-elle, ouvrant la marche. « Il faudra trouver de quoi se faire des vêtements, ces enveloppes charnelles ne survivront pas dans le froid. »
Après ça, un bon repos serait de mise. La journée avait été éprouvante.
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Mais au milieu de ces mystères, Helel comprenait enfin ce qu’il s’était passé. Le shaman avait tout organisé de sorte à compromettre le Grand-Duc, de sorte à assurer que Mogak puisse gagner.
Le shaman connaissait les goûts de son maître, il connaissait ses habitudes, savait comment non seulement lui offrir un présent à sa mesure, mais aussi comment s’assurer qu’il doive se mouiller pour accepter le cadeau en question. Maintenant, le beau diable aussi s’était fait manipuler. Il s’en amusait, cependant. Il était rare qu’un mortel, aussi vieux et bon mage soit-il, puisse marquer un point contre lui.
Il fallait que Mogak gagne, puis qu’Helel la sauve de son châtiment. Sans quoi il serait aussi découvert. Aamon était peut-être un ami, mais les loyautés sont des choses fragiles, en enfer.