La suspicion était de mise, dans cette cellule de l'aile nord de la prison, venant aussi bien de l'homme qui craignait pour son devenir que de la femme qui avait l'impression de s'être mal réveillée. La seule chose dont elle était parfaitement certaine était qu'il s'agissait d'un étranger à Tekhos. Certes, elle avait autorisé bien des choses au sein de la capitale, puis étendu certaines sur tout le territoire. Le travail masculin n'était pas interdit, mais restait quelque chose de passablement rare, et ce, même pour les basses besognes. Lied ne l'interrompit pas un instant alors qu'il racontait brièvement ce qui lui était arrivé, quand bien même elle ne comprenait pas tout, quand bien même elle cherchait à mettre bout à bout tout élément qui pourrait l'aider à faire la lumière sur toute cette affaire. Elle se devait de lui demander de préciser, parvenir à déterminer si, petit un, il ne se jouait pas d'elle, et petit deux, s'il ne venait pas d'un territoire limitrophe qui risquait ainsi de poser des soucis si l'on traitait mal un de leurs citoyens. Elle avait en mémoire combien des régions comme celle d'Ashnard étaient à prendre avec des pincettes dès que la moindre tension se faisait sentir, ou qu'il était en question la détention d'un personnage important. Alors quand elle posait les yeux sur cet homme à la mine fatiguée, la face sale et les habits poussiéreux, elle n'osait imaginer ce qui pourrait se passer si elle découvrait qu'il avait quelque importance en ces lieux et méritait un traitement plus digne que ce qu'elle cherchait à lui offrir.
Ce qui lui coupa l'herbe sous le pied fut sa panique quand il mentionna le building à moitié écroulé qu'il avait semble-t-il traversé comme un couteau dans du beurre. Et à cet instant, Lied fronça les sourcils, soucieuse. Elle voyait son état, sa détresse, cette étincelle de culpabilité dans ses yeux bruns qui lui indiquait combien il avait besoin de savoir qu'il n'avait mis en danger la vie de personne. C'était tout à son honneur de s'enquérir de ses dégâts. Le problème était que, face à lui, toute la gestuelle de la sénatrice, surtout son visage contrarié, témoignait du fait qu'elle... n'en avait aucune foutue idée. Sa collègue l'avait appelée tard la veille, elle avait ragé un certain temps de combien tout le monde lui tapait sur le système avant d'aller se coucher, et était partie passablement tôt afin d'arriver de bonne heure dans ce trou à rats. Lied lâcha donc un soupir et appuya ses mains sur son front en secouant doucement la tête.
« Pour tout avouer, je n'en ai pas la moindre idée. Des blessés, je sais qu'il y en a. Pas mal, même. Mais je n'ai pas eu la moindre information concernant des morts, et surtout, je n'ai pas eu l'occasion d'en demander. Mais.... Oh, je vais demander, justement. »
C'était un éclair de génie venant de sa part, alors qu'elle se relevait, retournait à la porte, faisant dos à ce pauvre Héraclès ravagé par l'inquiétude, pour taper de son petit poing sur la porte métallique. On vint lui ouvrir, pensant qu'elle en avait fini ou assez, mais la seule chose que demanda Lied fut qu'on lui apporte son téléphone. Immédiatement. On lui déblatéra le discours habituel, à base de « dangereux » ou « pas autorisé », ce à quoi elle répondit avec un grand sourire qu'actuellement, c'était elle, la figure d'autorité. Elle aurait presque juré voir, du coin de l'oeil, un sourire narquois étirer le visage du captif dans son dos, un autre indicateur pour la jeune femme, qui lui indiqua qu'elle devait sortir mais ne tarderait pas à revenir, juste le temps de discuter avec quelqu'un. Une soldate lui apporta son téléphone, et la guida au bout du couloir, là où elles seraient sûres que personne n'écouterait ce qu'elle avait à dire, et qu'on puisse la surveiller. Sénatrice oui, autorité oui, mais elle restait dans un lieu hautement sécurisé où la rigueur était de mise. Lied contacta alors une personne avec qui elle discutait plutôt souvent, dont le numéro était enregistré en favoris, juste au dessous de celui de ses deux mères, de sa cousine, et de Sylphe : Feyril Mueller. Et pour quiconque n'avait vu à qui elle passait un coup de fil ou pensait la jolie sénatrice fille unique, la discussion pouvait semblait comique.
« Coucou mon petit chat !
- Ooooooh Lied ! Qu'est-ce qui se passe ? Je te manque déjà ?
- T'es mignonne ma puce. On s'est vues hier. J'ai besoin de toi.
- Que puis-je faire pour la merveilleuse sénatrice Mueller ?
- Et bien je voudrais le rapport sur l'incident hier, celui concernant...
- Ouah, celui avec le mâle qui a explosé le building ?! C'est toi qui t'en occupes ? Mais c'est trop bien ! Il est comment ? De ce que j'ai aperçu il est giga grand putain ! Un vrai bâtiment à lui tout seul ! C'est fou ! Il a fait un putain de trou, c'est dingue que tout ne se soit pas écroulé, ahah !
- Feyril.....
- Ah ! Pardon, pardon ! Oui oui alors.... Euh.... Ah non tombe pas ! Alors alors. On a soixante deux blessés dont douze sont en soins avancés. Aucun en soins intensifs. Pas de mort. On a crû en avoir une, sous un tas de gravas, mais on sait pas comment, elle dormait !
- Parfait, merci mon petit champignon.
- Et tu me raconteras, hein ? Heeeeeeeeiiiiiiiiiin ? Teuplait Lied, teuplait teuplait !
- Oui oui ! Allez je te laisse, il attend, le pauvre. S'il n'est pas déjà mort d'appréhension. A plus tard Feyril. »
Rendant son petit appareil à celle qui allait pouvoir retourner le ranger dans le casier qui contenait ses affaires à l'entrée, Lied ne put s'empêcher de remarquer quelques rougeurs et un regard levé vers le plafond de la soldate, comme si elle venait de surprendre un appel entre deux conjointes, ce qui lui arracha un gloussement amusé. Elle faisait parfois cet effet aux autres, et lorsque que cela concernait le corps militaire, elle ne pouvait s'empêcher de penser à Sylphe, sa douce Sylphe, qui rougissait comme une tomate et montait dans les aigus quand elle commençait à dire que ses collègues devraient avoir honte, de reluquer une dame telle qu'elle ! Adorable jeune femme. De retour à la cellule, reprenant place sur sa chaise, si Héraclès ne se détendait pour l'instant point, Lied, elle, était sereine, un léger sourire sur le visage, alors qu'elle s'asseyait en croisant les jambes.
« J'espère ne pas avoir été trop longue. J'ai contacté ma sœur, qui travaille pour les services médicaux : elle m'a indiqué que même s'il y avait une soixantaine de blessés, aucune tekhane n'est décédée dans cet incident. Et cela allège considérablement votre dossier, en plus. Alors vous pouvez cesser d'être tendu comme un arc, ça va aller. »
La sénatrice se racla la gorge, alors qu'elle anticipait déjà la suite de ses questions. Autant commencer par le moins dangereux, il lui fallait remplir un dossier, et pour cela, il fallait des informations simples : prénom, nom, âge, date de naissance, recueillir ses empreintes et un cheveu. Ne restaient sur le document presque rempli que les informations sensibles, qui pouvaient être cruciales pour la libération de cet individu. Il allait lui falloir la jouer fine pour les recueillir, potentiellement les fausser, et surtout, les obtenir sans que d'autres ne les obtiennent, comme celles qui veillaient à l'entrée de la cellule et dont les oreilles traînaient. Il lui fallait une bonne excuse... Excuse qu'elle trouva en se rappelant ce maigre détail que son sourire moqueur quand elle s'adressait aux gardiennes. Sans perdre un instant, la jeune femme s'approcha, et le prévint de ne pas bouger, juste de la laisser faire. Peut-être était-elle trop sûre d'elle, mais en tout cas, elle se pencha au dessus de lui, se moquant de la sympathique vue qu'elle lui offrait, tandis qu'elle écartait des mèches de cheveux épais jusqu'à la trouver, là, cette vilaine bosse à l'arrière du crâne. C'était monnaie courante d'envoyer dans les vapes les prisonniers pour qu'ils la ferment durant la nuit. Et une excuse parfaite pour qu'ils aient enfin un réel entretien en tête à tête.
« Oh mais, Héraclès, vous êtes blessé ! C'est étrangement localisé, alors que vous avez fait un gros trou en vous écrasant ! Allez, venez, on va aller à l'infirmerie soigner ça. Mesdames, ouvrez cette porte, je vais m'en occuper moi-même. »
Visiblement, cette injonction ne plaisait que peu aux gardiennes, mais il suffit à la demoiselle de glisser qu'elles avaient intérêt à la fermer si elles ne voulaient pas un rapport dans leur dossier de recommandation quand elles auraient mystérieusement perdu leur emploi pour faute sur détenu pour pouvoir faire sortir le colosse de sa cellule. Si à son entrée les prisonniers étaient plutôt sage, voir le petit nouveau marcher derrière la forme menue d'une tekhane les fit réagir avec bruit. De manière surprenante, les jurons et moqueries étaient destinés à celui qui la suivait docilement, un gentil gros toutou, un suceur de lesbienne, putain sans couilles, et tout un lot de mots tout aussi fleuris. Autant dire que la marche se fit hâtivement jusqu'à la porte blanche qui menait à la salle propre et aussi stérile que possible que celle de l'infirmerie, où Lied claqua la porte de ses maigres forces pour signifier combien elle refusait qu'on vienne.
« Pfiou ! Enfin un peu d'intimité, là-dedans ! »
Elle rayonnait de soulagement, et sous la lumière blanche de la pièce, elle se sentait plus à l'aise, ne paraissait plus autant fatiguée, et savait pertinemment qu'il était ainsi plus aisé de la jauger. Quand bien même la jeune femme s'était levée tôt, était partie de manière précipitée, il n'empêchait qu'elle avait pris le temps de prendre soin de son apparence. Après tout, la première image que son interlocuteur se ferait d'elle était celle qui prédominerait dans l'entretien, et elle avait semble-t-il réussi son coup. Tandis qu'elle lui indiquait un lit au cadrant de métal, dont elle ne doutait alors aucunement de la solidité, elle sortit les quelques désinfectants qui lui serviraient à le soigner ainsi que de quoi nettoyer de prime abord la plaie. S'approchant tranquillement, elle lui demanda de baisser la tête pour qu'elle puisse s'occuper de lui, toute joyeuse qu'elle était.
« Même si je suis politicienne, croyez-moi, je sais très bien m'y faire en premiers soins. C'a été prédominant dans ma vie, vital même. Sans parler du métier de ma jeune sœur. Bon, vous vous en doutez, si je fais ça, c'est surtout que je ne veux pas que quiconque entende ce qui va se dire dans cette pièce. »
Lied reposa son coton rougi sur la petite table à côté et prit place en face du géant, toujours aussi à l'aise, mais cette fois-ci, le visage plus sérieux que jamais, une pointe de tension se lisant dans les plis de sa peau douce.
« On n'envoie pas une sénatrice en prison comme ça, vous savez ? A Tekhos, les sénatrices sont la figure du gouvernement, celles qui font les lois. Les femmes cherchent à se débarrasser de tous les hommes sur le territoire, ils n'ont quasiment aucun droit. Si je suis autant surveillée, c'est parce que je suis l'initiatrice de nombreuses lois pour la protection des tekhans. Ce n'est donc guère étonnant de me trouver ici. Mais ma question va être très simple : vous venez d'où ? »
Alors qu'il ouvrait la bouche, elle lui fit signe de se taire, son doigt fin contre ses lèvres charnues, se penchant en sa direction pour parler tout bas, l'invitant à en faire de même.
« Terra ? Ou... Terre ? Ville ? C'est très important, personne ne doit savoir pour l'existence de la Terre. Personne ! »
Et ce qui devait arriver arriva : il opina du chef, et la sénatrice soupira fortement. Il était plus que dans la panade, et même si elle écrivait dans son dossier qu'il s'était perdu depuis une région où l'on pratiquait la magie, avec sa taille, ses capacités, et ce qui pendouillait entre ses cuisses, jamais elle ne parviendrait à le faire autoriser en ville le temps de trouver un moyen de le faire rentrer chez lui ! Il fallait malgré tout procéder par étapes, dont la première consistait à le faire sortir de lui, puis admettre en sursis à Tekhos, et ensuite, aviser.